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Les odeurs !
Les odeurs de mon enfance me laissent un souvenir très vif. Il me semble que j'en suis encore tout imprégnée !
Ah ! Certes, nous n'avions pas peur à la campagne des odeurs fortes que nous qualifierions aujourd'hui d'intolérables, de nauséabondes, mais qui étaient notre lot quotidien.
Et d'abord, bien sûr, la bonne odeur de cheval. J'entrais dans les écuries pour la respirer, celle des chevaux, de la paille fraîche, du foin, mais aussi du crottin  !
J'aimais beaucoup moins l'odeur des vaches, et les pauvres cochons qui souvent pataugeaient dans leur lisier, me répugnaient un peu. Heureusement il n'y avait à la maison ni vache ni cochon. Mais il y avait des poules dont l'odeur fade m’écoeurait. Quant aux chiens mouillés, c'était difficile à supporter.
Les odeurs de fumier et de purin nous semblaient naturelles et ne nous incommodaient pas tandis que parfois on se bouchait le nez quand on allait aux cabinets humains  !
Mais la cour était parfois remplie de fortes odeurs bien sympathiques, certaines mêmes un peu enivrantes  : le parfum de l'herbe fraîche pour les lapins, du foin embaumé, les vapeurs capiteuses du vin nouveau qui fermentait dans l'enchère sous le pressoir, au moment des vendanges, l'odeur prégnante du cuir dans la « chambre aux harnais »... Quant aux effluves de corne brûlée qui nous arrivaient par-dessus les toits de chez le maréchal-ferrant, c'était quelque chose d'âcre et « sauvage » que j'aspirais avec une certaine volupté.
Combien plus fraîche les vapeurs de la lessive qui bouillait  ! Et avec quel plaisir je plongeais mon nez dans la grosse brassée de linge séché en plein vent et grand soleil, que maman rapportait du grand jardin ! C'était toute la propreté du monde, de la vie  !
Bien moins fraîche en vérité, et même désagréable, l'odeur que les commis apportaient avec eux dans la maison quand ils venaient se mettre à table. À l'odeur d'écurie qui imprégnait tous leurs vêtements rarement lavés se mêlaient, pêle-mêle, tabac, poussière, sueur, vraie crasse, vin, eau de vie, le tout largement arrosé le dimanche d'une eau de Cologne bon marché. Heureusement la bonne odeur du savon de Marseille dont ils s'étaient savonné les mains avant d'entrer purifiait un peu l'atmosphère  !
Heureusement aussi, à la maison, tout était parfumé au feu de bois, du matin au soir, senteur accueillante, invitante, réconfortante. « Asseyez-vous donc là, près du feu »... Toujours quelque chose mijotait sur la flamme ou les fourneaux à braises. Oh ! Que ça sentait bon dans notre vieille cuisine ! « Tout au beurre » (et papa refusait de s'asseoir dans un restaurant où il flairait l'huile ou la margarine). Oh  ! les soupes, pot-au-feu, ragoûts, volailles, gibiers, sauces au poivre, à l'oignon, à l'ail, au vin blanc, au vin rouge... Comme on avait envie de se mettre à table en rentrant de l'école  !
Mais parfois hélas ! Faute de frigidaire, la chaleur d'orage faisait aigrir tous ces plats savoureux. Oh ! Cette détestable odeur aigre !

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Sur les charbons, à même le foyer, se dégageaient parfois des odeurs plus violentes  : toutes les grillades : rumsteck du dimanche matin bien sûr, mais aussi jambon fumé, harengs saurs, boudins, saucisses aux herbes, côtelettes (et le porc avait du goût, naguère  !) etc... La graisse tombant du gril sur les charbons grésillait. Quels fumets ! Comme on se régalait d'avance ! Quel régal aussi que les pommes cuites sur les braises avec leur peau caramélisée. Quel parfum  ! Quel délice  !
Je sens encore la douce odeur du lait complet qui bouillait doucement, longtemps, avec le bruit de métronome de l’anti-monte-lait au fond de la casserole. Quand s'ajoutait à la cuisson du riz au lait le parfum de vanille ou de chocolat, comment résister ? L'eau venait à la bouche, et nous suppliions maman d’en laisser beaucoup au fond de la casserole pour que nous puissions la « lécher » à loisir.
Et que dire des confitures ? Toutes les odeurs saisonnières de tous les fruits envahissaient successivement la maison, rejoignant le parfum merveilleux des pommes de toutes sortes recouvrant le sol du « billard ». Je m'en remplissais les narines  ... Une vraie gourmandise  !
Quant au jardin, c'était le paradis des parfums ! Odeur âcre des feuilles de tomates et des géraniums, des laurier, persil, lavande, menthe... Senteurs de toutes les fleurs que maman aimait  : seringa, lilas, jasmins, violettes, roses, lys, phlox, chrysanthèmes... chacune embaumant, selon la saison, notre petit Eden ! Prendre le temps de plonger son nez dans une touffe de lilas ou de chèvrefeuille et respirer profondément, jusqu'à ce que le parfum pénètre jusqu'au plus profond de tout le corps, quelle volupté  !
Dans les haies en mai, dans les prés en été, les aubépines ou les foins coupés nous entêtaient de leurs chaudes effluves. Nous étions pris, corps et âmes, fondus, dans ces puissants et envoûtants parfums.
Mais ce qui dominait à la maison toute l'année, c'était la bonne odeur de CHEVAL !

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