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Papa  : chasseur.
Il y avait à ce moment-là beaucoup de gibier dans nos campagnes et nous nous régalions souvent de lièvres, lapins de garenne, faisans, perdrix aux choux (ou sans choux si elles étaient tendres), cailles petites et dodues, délicieuses. « Rien ne vaut une petite caille » disait grand-père Benjamin. Des bécasses succulentes, des grives... Le « carnier » était toujours plein quand papa rentrait et le gibier s’étalait sur la table de la cuisine.
Papa avait toujours deux ou trois chiens de chasse, les uns « couchants » pour le gibier à plume, les autres « courants » à poil rèche pour lièvre, chevreuil, sanglier... Car papa était aussi actionnaire de la chasse de Launay, où l'on chassait chevreuil et sanglier. Il retrouvait là des compères douessins dont l'un me frappait particulièrement  : l'huissier, grand, mince, avec ses lorgnons dorés et sa barbiche « Napoléon III », taillée en pointe.
Ce que j'aimais, c'était les retours de la chasse, le soir, quand il avait plu : les chasseurs tous bottés entraient dans la vieille cuisine. Maman allumait un grand feu. Les dos des hommes, debout devant la cheminée, « fumaient ». Les chiens se faufilaient entre les jambes, « fumaient » aussi, dégageaient une forte odeur de toutou mouillé. Sur la table, le tableau de chasse était impressionnant. Maman poussait les petits cadavres pour placer un plateau avec des verres fins et une bonne bouteille pour ces messieurs de Launay. Les bonnes histoires de chasse se succédaient, les meilleurs coups étaient commentés, mimés. Nos yeux de gamins curieux lisaient la joie sur ces mâles visages, compagnons des exploits de notre papa... Leurs silhouettes se détachaient sur les flammes. Leurs rires fusaient. Magie de la chasse...
Et puis nous regardions papa nettoyer et graisser son fusil avec le plus grand soin, il nous distribuait les cartouches vides multicolores, et regarnissait sa cartouchière dans un ordre savamment combiné  : petit plomb, gros plomb, chevrotines, balles... Tout était prêt pour la prochaine chasse, y compris les chiens, rassasiés, désaltérés et couchés de nouveau dans la paille sèche.

Papa nous émerveillait encore par ses talents « d’ex-footballeur ». Avions-nous un ballon neuf et bien gonflé ? D'un coup de pied il l'envoyait tout droit, si haut, si haut dans le ciel qu'on se demandait un instant s'il allait retomber ! C'était... notre papa, à la fois craint et admiré.
Et puis un beau jour de l'hiver 38-39, papa a décidé que nous ne pouvions plus rester dans cette vieille maison... « Mais cela c'est une autre histoire »...

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