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Papa : marchand de chevaux.
Mais papa était avant tout un marchand de chevaux formé
à l'école de son père Charles Breton.
Il aimait les chevaux, les beaux chevaux, les jaugeait d'un coup
d'oeil, estimait leur poids à coup sûr, savait tout
de suite quel cheval plairait et conviendrait à quel client.
Il ne supportait pas une « tare », appréciait
la finesse des pattes, la rondeur des croupes, la force du poitrail.
Il était furieux quand quelqu'un osait le traiter de maquignon.
Aussi bien sa clientèle était-elle nombreuse et
fidèle, à 30 km à la ronde.
« Vous avez du sang de cheval dans les veines »
me disait le maître de manège en forêt de Saint-Germain
(en 1948, ne m'assurait-il pas que j'étais une nouvelle
Michelle Cancre !!)
Il est vrai que nous avons toujours vécu avec les chevaux,
dans l'odeur des chevaux, au bruit des chevaux, de leurs sabots,
de leurs mâchoires, dès le réveil
Ils
étaient de la maison et papa les a logés décemment
avant femme et enfants ! Et nous les aimions nous aussi,
naturellement, nourrissant quelque mépris pour les vaches
de monsieur Priou ou de monsieur Guillot à La Bournée.
Papa avec ses chevaux me semblait un roi à Louresse !
C'était un commerce qu'on ne pourrait imaginer aujourd'hui
! Pas d'écrit. Pas de chéquier. Tout se faisait
de la main à la main, sur parole, dans la confiance. Or
un cheval a toujours été cher. C'était un
gros achat pour les paysans. Ils payaient en plusieurs fois, quand
ils pouvaient, quand ils vendaient leurs récoltes, leur
vin, leurs taurillons... Papa, pour se faire régler, devait
passer chez eux maintes fois et évidemment à l'heure
où il savait les trouver à la ferme, à midi,
le soir. Aussi bien, papa n'était-il pas souvent à
table avec nous. À midi, il mangeait une soupe , « un
morceau » chez l'un ou l'autre, en patientant, en discutant,
en achetant ou vendant... Et le soir, il rentrait tard, souvent
lorsque nous étions déjà couchés.
Parfois maman aussi. Il mangeait seul, sa soupe tenue au chaud
sur les cendres, ses deux ufs durs avec un plein saladier
de salade (et maman seule savait la lui assaisonner !), un
peu de gruyère, une pomme ou de la confiture.
Comme il était souvent absent, des clients étaient
souvent là à l'attendre. Ils étaient venus
en vélo. Ils ne voulaient pas repartir avant qu'il arrive.
Maman les avait sur le dos ! Elle offrait un verre, deux verres,
leur tenait la conversation, leur proposait de faire un tour,
de revenir voir à midi... Et à midi, eh ! bien
« vous allez manger la soupe avec nous car je ne sais
pas à quelle heure le patron va être là !! ».
C'était vraiment une corvée pour maman, ces braves
gens, qu'il fallait accueillir amiablement, parfois sans aucune
conversation, parfois sentant la vache, parfois horribles bavards
un peu gaulois... Elle avait épousé le métier
de son mari. C'était sa part.
Il y avait cependant trois endroits où les clients étaient
quasiment sûrs de trouver papa : au marché
de Saumur le samedi, au café de la Bourse, près
du théâtre. Il y était pratiquement toute
la journée. Et au marché de Doué, le lundi
matin, à lhôtel du Faisan, facilement reconnaissable
là à sa haute taille et à sa « blouse »
de marchand, en toile de fil bleu foncé, qui protégeait
la veste et... camouflait le renflement dû au gros portefeuille
toujours bourré de billets, dans la poche intérieure
!! Et les gros billets circulaient sur le marché,
car, à Doué, les chevaux étaient là,
à l'écurie de l'hôtel, amenés par Argoulon
et quelques affaires se traitaient sur place : « Topette
! » on se tapait dans la main, marché
conclu. Le paysan payait un acompte, et emmenait son cheval, le
vélo à la main. Le marché de Doué
était sacré et papa ne rentrait que dans la soirée.
Troisième rendez-vous sûr : le dimanche matin
à la maison. Il y avait souvent plusieurs clients à
la fois. Ils arrivaient dès 8h, prenaient un café,
allaient faire un tour à l'écurie tandis que papa
et les commis finissaient de déjeuner. Le premier arrivé
demandait qu'on lui sorte tel cheval. Argoulon, rasé de
frais, en culotte de cheval et bottes lacées, sortait la
bête étrillée et brossée dès
le réveil, la présentait tête haute, l'emmenait
sur la petite route, la faisait trotter sur 50 mètres en
courant à côté, car les gens n'avaient pas
d'auto et voulaient que leur cheval aille bon train sur la « carriole »
quand ils allaient se promener en famille. Argoulon rentrait le
cheval, en sortait un 2e, un 3e... Toute la matinée, des
discussions sans fin, dans la cour, dans la route, à la
cuisine, autour de bons verres de vin (car là aussi papa
tenait à la qualité)... Que de bouteilles à
aller chercher à la cave, « sans secouer » !
Que de verres à laver ! Que de précautions prenaient
les paysans : « Et si ça ne va pas ?...
si le cheval ne convient pas ? - Je vous ai dit que je vous
le changerai mais emmenez-le, essayez-le, je suis sûr que
c'est celui-là qu'il vous faut, dans vos vignes, dans vos
graines, ou... dans vos terres fortes, ou... pour le roulage ».
Et le client partait avec le cheval, vélo à la main,
tandis que les autres continuaient à discuter, à
marchander... Ils étaient encore là quand nous rentrions
de la grandmesse. Papa avait une patience infinie avec les
clients !
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Mais il y avait de tristes dimanches matins. C'était ceux
où papa décidait de « couper les queues »,
les longues et si belles queues des jeunes chevaux qui arrivaient
tout droit de leurs prairies normandes. Ces queues si jolies ne
convenaient pas au travail, risquaient de se prendre dans les
harnais, dans la charrette, « d'emballer »
le cheval, de provoquer de graves accidents. Il fallait couper.
Papa ne le faisait pas de gaieté de cur, et moi ça
me rendait malade !
Argoulon tenait ferme le cheval. Papa relevait la queue, retroussait
les crins, dégageait un endroit, et d'un coup sec, avec
un « coupe-queue » il coupait ! Le
sang giclait. Et le supplice n'était pas fini, car il fallait
cautériser la plaie aux fers rouges quAnne et moi
faisions rougir dans le fourneau à charbon à grands
coups de soufflet. Deux fers brûlants que maman portait
à toute vitesse quand papa criait « les fers !
» Tout se passait au mieux, certainement, mais j'étais
écurée : je ne pouvais plus aller dans
la cour où sétalaient de grandes taches rouges...
Vrai cauchemar...
Parfois au contraire, le dimanche, papa nous emmenait aux « Courses
de Doué », dans la propriété du
marquis de Joffre. Il se faisait très beau, maman et nous
aussi... « Surtout ne vous salissez pas ! »
Tout endimanchés, tout raides, nous allions avec maman
nous asseoir sur les tribunes, tandis que papa déjà
discutait, rencontrait plein de confrères, se renseignait
pour jouer. Nous regardions les chevaux s'échauffer sur
le paddock, nous choisissions nos casaques préférées
(la bleue, la verte ou la violette...) Nous regardions la foule
aller et venir... « Messieurs les parieurs, hâtez-vous.
Les chevaux entrent en piste »... Mais quand vont-ils
enfin partir ?? Nous trouvions l'attente bien longue entre
deux courses, et les courses bien brèves entre les attentes...
Mais c'était quand même fête : papa nous
offrait limonade et gâteaux et parfois « notre
casaque » arrivait dans les premières... C'était
un dimanche exceptionnel !
C'est en Normandie que papa allait acheter ses chevaux :
depuis Laval, jusqu'à Saint-Lô, en passant par Mayenne,
Domfront, Condé-sur-Noireau. Des « courtiers »,
devenus des amis, lui en réservaient, l'emmenaient dans
les fermes. Et papa regrettait parfois de n'être pas né
dans cette verte Normandie « où les hommes ne
font rien, que jouer aux dominos et boire du Calva, quand ils
ont fait le tour de leurs prés pour voir si tout va bien ».
C'était d'après lui les femmes qui travaillaient,
allant traire les vaches au fond des prés, rapportant le
lait dans de grandes « cannes » sur leur
épaule, faisant d'énormes mottes de beurre qu'elle
vendaient au marché, aux hôtels... Papa aimait ainsi
« villager ». Alors, pour tous ici, il était
« en foire ». Donc pas possible de le voir
pendant deux ou trois jours...
Parfois il partait effectivement à des dates très
précises, pour de vraies « foires »
où étaient rassemblés des centaines de chevaux,
attachés en lignes à des barres de fer, tous plus
beaux les uns que les autres, des centaines de chevaux... et de
marchands, en « blouses », portefeuilles
garnis !
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