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Argoulon
…Connu « comme le loup blanc » à 30 km à la ronde ! C'était un personnage, qui tenait une grande place à la maison. Arrivé au service de papa, après son service militaire, il y est resté jusqu'à sa mort. Je l'ai toujours vu « là »...
C'était un petit homme court et rond, au visage jovial. Nous l'aimions beaucoup parce qu'il était gourmand, s'achetait plein de bonbons et les partageait avec nous. Il aimait aussi les tombolas et nous donnait des sous pour « tirer » chez Letourneur ou Laurendeau, jusqu'à ce qu'on ait obtenu « le gros lot ». Après, ça ne l'intéressait plus...
Il aimait trouver des champignons, dénicher les nids, nous sortir de sa carnassière une jeune pie, une petite corneille. Ne faisait-il pas cela depuis sa plus tendre enfance, lui qui, habitant Milly, devait faire 6 km à travers les bois, en sabots, pour aller à l'école à Gennes  ? C'était souvent « l'école buissonnière » ! Aussi bien lui tourna-t-il le dos dès 9 ans, se faisant embaucher ici et là comme petit journalier. Inutile de dire que, pendant la guerre, quand, prisonnier en Autriche, il nous écrivait (nous étions sa seule famille), nous devions lire tout haut ses messages pour les comprendre. Mais il lisait parfaitement le « Courrier », comptait comme une machine à calculer et avait une mémoire d'éléphant. Rusé, malin, débrouillard, curieux de tout, mais... célibataire. Son adresse ? La maison Breton.
Il travaillait parfois dans les champs, mais il ne fallait surtout pas le mettre sur le même plan que les autres commis qui restaient au plus quelques années, pour la culture. Lui, son affaire, son bonheur, sa gloire, c'étaient les chevaux, les beaux chevaux du Patron. Il était là pour les présenter aux clients, les faire trotter un peu devant eux. C'est lui qui allait les livrer, à pied bien sûr, et de ce fait il connaissait toutes les fermes, tous les chemins secondaires ... Il surveillait du coin de l'œil toute la campagne et annonçait : « Patron, un tel a fait la moisson. Vous devriez « passer ». Parfois c'était lui-même qui avait mission de « passer » demander l'argent dû « puisque tu vas par-là ». Les clients lui donnaient de bonnes « pièces », et il savait exactement ce que chacun devait encore à papa. Confiance absolue...
Sa plus noble occupation était d'aller chercher les chevaux en Normandie, à Laval, Mayenne, Domfront, Condé-sur-Noireau... Quand papa revenait de Normandie, il partait par le train et en deux ou trois jours ramenait 7 ou 8 chevaux attachés à la queue-leu-leu. Il avait de courtes jambes mais était un fameux marcheur, en culotte de cheval, les mollets serrés dans de fines bottes de cuir étroitement lacées. Il faisait des dizaines de kilomètres sans faire de pause car les chevaux se seraient donné des coups de pied. Quand il était fatigué, il arrêtait le cheval de tête, toujours sellé, près d'une borne kilométrique et d'un bond le petit homme sautait en selle.
Il faisait cette longue marche par étapes, des hôtels étant réservés par papa, pourvus de grandes écuries, avec un garçon d'écurie qui attendait Argoulon et l'aidait à détacher les chevaux les uns après les autres, à les faire boire, tandis que foin et avoine étaient préparés dans les mangeoires. Un bon repas attendait Argoulon. Là aussi il était connu. On lui servait ce qu'il aimait  !
Quand il approchait de Louresse, on entendait de loin les sabots résonner sur la route, tandis qu’Argoulon entrait dans le village, fier comme Artaban, en selle sur le plus beau cheval, faisant entendre des oh ! oh ! de victoire. « Le roi n'était pas son cousin » (= plus heureux qu’un roi).

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Argoulon, le lundi, à Doué... Et Cacahouette.
Le marché « aux chevaux et aux bestiaux » était important le lundi matin à Doué. Papa n'y manquait jamais.
Branle-bas à la maison de bonne heure ce jour-là  : Argoulon doit mener des chevaux à Doué, surtout si papa est allé dans la semaine en Normandie. Nous sommes tôt réveillés par les pas des chevaux, les portes d'écurie qui frappent, les jurons des commis. Il s'agit d'astiquer une bonne demi-douzaine de bêtes, les passer à « l'étrille », les brosser, les faire briller comme un parquet, peigner les crinières, éventuellement les tailler, retrousser les queues pour que les croupes paraissent plus rondes, préparer le chanvre en le tressant avec certains crins de la queue pour faire une base d'attache solide... Petit déjeuner consistant puis les chevaux sont attachés l'un derrière l'autre et Argoulon, lui-même dûment rasé, briqué et astiqué, monte en selle, heureux.
Il mène les chevaux jusqu'en l'écurie de l'hôtel du Faisan, traversant fièrement ville et marché. Il restera là, près de ses bêtes, toute la journée, accueillant les clients, leur ventant sa marchandise. Tandis que papa est occupé ailleurs. Tout le monde le connaît. Il connaît tout le monde…
Il a une émule à Louresse  : c'est le commis de monsieur Priou, le marchand de vaches très connu et hautement apprécié dans le canton. Ce commis, c'est Marcel Charpy dit Boitarac ou Cacahouette, parce que le pauvre homme boîte, affreusement déhanché. Célibataire aussi, il est chez monsieur Priou l'équivalent d'Argoulon chez nous. Son adresse : la maison Priou, jusqu'à sa retraite.
Malgré son handicap, lui va chercher, à pied, des vaches à Ancenis ! à pied, en deux jours. Et pas question de monter à cheval sur une vache ! Il ramène ainsi, sur la route, un troupeau de 25 vaches ! avec pour seule aide et compagnon son chien, un chien extraordinaire qui connaît le chemin par coeur et se poste à tous les carrefours pour empêcher les vaches de dévier. Un bon coup de gueule ou de dents dans les jarrets les ramène vite dans le droit chemin  !... De telles performances sont presque inimaginables aujourd'hui  !
Le lundi matin, « Cacahouette » menait aussi ses vaches à Doué, un magnifique troupeau... Et sur la route, parfois c'était lui qui était premier avec ses vaches (qu'il faisait boire en arrivant à la fontaine de Doué, qui n'était pas encore comblée pour bâtir la laide gare routière), parfois c'était Argoulon avec ses chevaux... Ils étaient attendus à Doué par les clients.
Tous les deux avaient la confiance absolue de leur patron. Mais attention, surtout ne pas boire et ne pas trop traîner le dimanche soir !... Il fallait être en forme le lundi matin. C'était le samedi soir qu’Argoulon allait chez Laurendeau jouer à la « coinchée » (« à l'argent »). Le dimanche il disparaissait, souvent avant le déjeuner. Où allait-il ? mystère pour nous... Peut-être avait-il quelque douce amie... En tout cas, aujourd'hui encore, sa tombe est toujours fleurie de fleurs fraîches à la Toussaint. « Aimé Argoulon » a dû vraiment être aimé ... Il le méritait.

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