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Les vendanges
Les grandes vacances ne commençaient qu'au 14 juillet et la rentrée n'était que le premier octobre. Aussi pouvions nous participer aux vendanges. C'étaient des journées d'excitation. Le personnel s'accroissait de deux ou trois jeunes filles ( Odette M. habituellement couturière, Berthe P... ) et autant de jeunes « journaliers ». Le pressoir était récuré à grande eau. Les « subouts » étaient hissés sur une charrette. C'étaient de grandes barriques en bois mais qu'on mettait debout, l'une des extrémités n'étant pas fermée, pour qu'on puisse y verser le raisin. Les seaux étaient prêts, les sécateurs aussi (un par vendangeur, de plus petits pour nos petites mains), la hotte, tout... pour commencer la journée de bonne heure le lendemain matin.
Faisait-il beau ? Merveille ! Entrain assuré... Le cheval attelé, tout le monde glissé entre les « subouts », les chants ne tardaient pas à fuser en allant à la vigne  : « Je suis le roi d'Espagne, j'aime les filles aux yeux noirs. Là-haut sur la montagne, nous irons danser le soir... Digue digue don... tous les soirs nous valsons  ! ».
Puis chacun, installé à son rang dans le champ, coupe les grappes (sans égrener !), remplit son seau, le verse dans la hotte du « porteur » qui va la vider dans le subout. Le raisin est beau et bon, c'est simple... mais bientôt le dos se plaint, les jambes se plaignent, les doigts se gèlent dans la brume ou la rosée de septembre. Et s'il pleut ? Alors... misère  ! Mains gelées, pieds glacés dans la boue, dos trempé... Ça n'a plus rien de drôle, vraiment. Je me souviens avoir eu grand froid en vendanges.
On chantait moins, le soir, en rentrant, debout entre les subouts. On avait hâte de quitter nos galoches pleines de terre boueuse, de laver nos mains poisseuses, de nous chauffer à la cheminée.
Les hommes, eux, vidaient les subouts dans le pressoir, disposaient les madriers, en les croisant, par-dessus le tas de raisins. Et déjà le jus rouge coulait dans la rigole, parfumant tout de son puissant parfum. Puis on « serrait ». Au début, une petite barre suffisait pour faire tomber les « coins » de fer dans la roue à trous qui glissait progressivement sur le gros axe à vis... Le raisin était mou et le jus coulait abondamment dans « l'enchère ». On aimait bien, nous aussi, avec les grands, pousser et tirer la barre. Mais c'était de plus en plus dur. Il fallait bientôt mettre une grande barre et deux hommes l'empoignaient au bout, tiraient et poussaient avec force, et le bruit sec et sonore du coin tombant dans les trous de la roue (bruit qui pour moi reste absolument lié à l'odeur enivrante du « moût ») se faisait plus lent. L'opération était recommencée le lendemain, on enlevait même les madriers pour retourner à la fourche les grappes écrasées et les presser une nouvelle fois dans l'espoir d'en tirer encore un peu de jus.
J'aimais cette activité au pressoir éclairé d'une seule ampoule électrique. J’aimais voir les silhouettes noires travailler dans ce site très particulier. J’aimais l'odeur de la « bernache » dans l'enchère... J'aimais entrer dans la cave (portes ouvertes !) quand le vin nouveau « bouillait » dans les barriques, quand les gars quelque temps plus tard le « soutiraient », laissant la « lie » au fond des premières barriques pour passer le vin dans d'autres désinfectées au soufre. Ce n'est que plus tard que j'apprendrai en latin  : « Bonum vinum laetificat cor hominum » (le bon vin réjouit le cœur des hommes).

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