Page 67
Les vendanges
Les grandes vacances ne commençaient qu'au 14 juillet et
la rentrée n'était que le premier octobre. Aussi
pouvions nous participer aux vendanges. C'étaient des journées
d'excitation. Le personnel s'accroissait de deux ou trois jeunes
filles ( Odette M. habituellement couturière, Berthe P...
) et autant de jeunes « journaliers ». Le
pressoir était récuré à grande eau.
Les « subouts » étaient hissés
sur une charrette. C'étaient de grandes barriques en bois
mais qu'on mettait debout, l'une des extrémités
n'étant pas fermée, pour qu'on puisse y verser le
raisin. Les seaux étaient prêts, les sécateurs
aussi (un par vendangeur, de plus petits pour nos petites mains),
la hotte, tout... pour commencer la journée de bonne heure
le lendemain matin.
Faisait-il beau ? Merveille ! Entrain assuré...
Le cheval attelé, tout le monde glissé entre les
« subouts », les chants ne tardaient pas
à fuser en allant à la vigne : « Je
suis le roi d'Espagne, j'aime les filles aux yeux noirs. Là-haut
sur la montagne, nous irons danser le soir... Digue digue don...
tous les soirs nous valsons ! ».
Puis chacun, installé à son rang dans le champ,
coupe les grappes (sans égrener !), remplit son seau,
le verse dans la hotte du « porteur » qui
va la vider dans le subout. Le raisin est beau et bon, c'est simple...
mais bientôt le dos se plaint, les jambes se plaignent,
les doigts se gèlent dans la brume ou la rosée de
septembre. Et s'il pleut ? Alors... misère !
Mains gelées, pieds glacés dans la boue, dos trempé...
Ça n'a plus rien de drôle, vraiment. Je me souviens
avoir eu grand froid en vendanges.
On chantait moins, le soir, en rentrant, debout entre les subouts.
On avait hâte de quitter nos galoches pleines de terre boueuse,
de laver nos mains poisseuses, de nous chauffer à la cheminée.
Les hommes, eux, vidaient les subouts dans le pressoir, disposaient
les madriers, en les croisant, par-dessus le tas de raisins. Et
déjà le jus rouge coulait dans la rigole, parfumant
tout de son puissant parfum. Puis on « serrait ».
Au début, une petite barre suffisait pour faire tomber
les « coins » de fer dans la roue à
trous qui glissait progressivement sur le gros axe à vis...
Le raisin était mou et le jus coulait abondamment dans
« l'enchère ». On aimait bien, nous
aussi, avec les grands, pousser et tirer la barre. Mais c'était
de plus en plus dur. Il fallait bientôt mettre une grande
barre et deux hommes l'empoignaient au bout, tiraient et poussaient
avec force, et le bruit sec et sonore du coin tombant dans les
trous de la roue (bruit qui pour moi reste absolument lié
à l'odeur enivrante du « moût »)
se faisait plus lent. L'opération était recommencée
le lendemain, on enlevait même les madriers pour retourner
à la fourche les grappes écrasées et les
presser une nouvelle fois dans l'espoir d'en tirer encore un peu
de jus.
J'aimais cette activité au pressoir éclairé
d'une seule ampoule électrique. Jaimais voir les
silhouettes noires travailler dans ce site très particulier.
Jaimais l'odeur de la « bernache »
dans l'enchère... J'aimais entrer dans la cave (portes
ouvertes !) quand le vin nouveau « bouillait »
dans les barriques, quand les gars quelque temps plus tard le
« soutiraient », laissant la « lie » au
fond des premières barriques pour passer le vin dans d'autres
désinfectées au soufre. Ce n'est que plus tard que
j'apprendrai en latin : « Bonum vinum laetificat
cor hominum » (le bon vin réjouit le cur
des hommes).