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La batterie
Le jour J est arrivé ! Nous sautons du lit de bonne
heure. Nous voulons absolument voir arriver la machine. Les deux
mécaniciens sont là, noirs comme du charbon. D'autres
hommes sont déjà là aussi. La « machine
à vapeur », la « chaudière »
est très lourde : deux chevaux ont de la peine à
lui faire grimper la côte pour monter du bas du bourg chez
nous. Il en faut parfois trois, attelés « en
flèche ».
L'entrée dans la cour, étroite, est difficile. (Une
fois un cheval a glissé, est tombé. Ce fut terrible...
Je me demande s'il ne fallut pas l'abattre ... ) Ensuite les chevaux
devaient hisser la chaudière jusqu'en haut de la cour,
la plaçaient exactement à l'endroit voulu, manuvre
compliquée. Puis les chevaux allaient chercher la batteuse,
moins lourde quand même, enfin le « monte-paille »...
qui semblait ... une paille auprès du reste. Alors les
mécaniciens se mettaient à l'ouvrage, allumaient
et chauffaient la « chaudière »,
tendaient les courroies, sassuraient que tout était
bien...
Pendant ce temps, les hommes, tous arrivés, avaient pris
place à table et mangeaient avec appétit, buvant
le café après le vin, et la « gnôle »
après (ou dans) le café. Soudain un vigoureux coup
de sifflet interrompait brusquement les conversations. La machine
appelle les hommes. Au travail !
Aussitôt les équipes s'organisent, chacun connaissant
la place qui lui revient : les jeunes, sur le tas de gerbes,
pour les jeter sur la batteuse. D'autres, connus pour faire de
beaux paillers bien droits bien solides, au bout du « monte-paille ».
Trois ou quatre « sages » sur la batteuse,
pour couper la ficelle des gerbes et les enfiler dans la machine
par poignées, travail délicat car il faut assurer
un débit régulier tout en prenant bien garde de
ne pas « bourrer la machine » qui s'arrêterait,
et de ne pas se faire happer la main !
Quatre ou cinq gars jeunes et costauds sont chargés de
« porter les sacs » = de monter sur leur
dos, au grenier, par un escalier extérieur, parfois par
une échelle, des sacs de 50 kilos. C'est une vraie noria,
la batteuse ne cessant de déverser le grain dans les sacs
accrochés à deux ouvertures, surveillés en
permanence. Ce poste est plutôt honorifique. Quant aux anciens,
à terre, ils s'occupent de la « menue-paille »
qui tombe du monte-paille, ou bien des tas de « balles »
qui s'amoncellent à l'arrière de la machine, ou
encore du « menu-grain » qui échappe
aux cribles et qu'il faut tirer de dessous la machine. Chacun
a son poste, et tout se passe bien... Travail collectif, impressionnant.
Et nous ? Eh bien, toutes les heures nous « portons
à boire » à tous et chacun du demi-vin,
et nous revenons pleins de poussière et de « balles »
dans les cheveux, car un mauvais plaisant n'a jamais manqué
de nous faire tomber dans le tas piquant !
À midi, une heure d'arrêt pour se refaire. Et le
soir, plus ou moins tard, quand tout est vraiment terminé,
la dernière gerbe battue, le pailler bien faîté,
alors le souper se prolonge. On prend son temps. Les bonnes histoires
circulent, les rires fusent, les plaisanteries souvent grivoises
ne manquent pas. Et puis, au dessert : « Bébert,
une chanson ! » Bébert a déjà
trop bu. Sa grande et maigre silhouette, casquette de travers,
parvient à se mettre debout et il chante : « La
gentille bécane va se démoder, car l'aéroplane
va la remplacer... » ou bien « Elle est
belle, elle est mignonne, c'est une bien gentille personne, avec
son ptit chignon toujours bien coiffé, la ptite
caissière du grand café ! » Tout
le monde reprend en choeur. Nous n'avons plus ni vin, ni eau,
ni pain, ni sel, ni poivre ni ... ni ... à apporter
sur les tables, mais nous resterions bien pour écouter
la suite de « La ptite caissière ».
Hélas, maman n'est pas d'accord. Au lit !... Dommage.
C'était la fête !