Page 65


Les moissons.
En août, c'étaient les « grandes vacances » et nous étions mis à contribution pour les moissons, de la même façon que pour les foins. La « moissonneuse », avec sa grande roue de bois qui aplatissait les épis sur la grande lame, coupait les tiges dorées, tirée par les deux chevaux. Je crois avoir vu les moissonneurs lier les gerbes à la main, mais bientôt la « moissonneuse-lieuse » façonnait elle-même les gerbes et les attachait avec de la « ficelle de lieuse », très solide.
En quoi alors pouvions nous donner un coup de main ? Eh ! bien, en regroupant ces gerbes pour les dresser en petit tas pointus, appelés « torzeaux », sur lesquels l’éventuelle pluie, toujours redoutée, glisserait comme sur un toit. Les hommes prenaient les gerbes avec leur fourche, nous trouvions souvent plus simple de les prendre dans nos bras ... Ce jour-là aussi nous avions le grand plaisir, malgré la chaleur et la fatigue, de partager le panier des travailleurs. Fierté ... C'était la fête  !
Dès que possible, il fallait « rentrer » ces gerbes, mais ce n'était plus notre affaire. Les hommes rentraient dans la « cour aux poules » d'énormes charretées de gerbes avec lesquelles ils élevaient de larges et hauts « tas de gerbes », droits comme une muraille, faîtés à la façon d'un toit, toujours par crainte de la pluie. Alors seulement, quand la moisson était rentrée, l'attention se relâchait. Le grain était là, ne risquait plus de pourrir ... Pour fêter cela, on demandait à la fille de la maison ou à la petite bonne de monter tout en haut de la grande échelle pour « mettre le bouquet » sur le tas, comme une couronne. Et papa disait  : « Maman, prépare nous une « soupine ». C'était une grande soupière pleine de toutes petites bouchées de pain noyées dans du vin sucré. Parfois, si on en avait, on ajoutait des fraises… Bien fraîche, la soupine était exquise, ravigotante... Tous se régalaient. C'était la fête  !
Alors, commençait l'attente. Quel jour allait-on « battre » ? Par qui va-t-on commencer cette année  ? Chacun a hâte de voir le blé dans son grenier. Mais, c'est justice, « l'entrepreneur de batteries » qui fait le tour des fermes, chaque année commence par un autre propriétaire... Et l'on entend dans tout le village le bruit de la « machine à vapeur », son sifflet, le bruit de la « batteuse » elle-même qui engouffre les gerbes... du matin au soir, car il ne faut pas perdre de temps, tant qu'il fait beau.
« C'est pour mercredi » annonce un beau jour papa... Pour mercredi, si tout va bien, si la pluie n'arrête pas le travail, si la machine ne casse pas, si la courroie ne saute pas... auquel cas tout serait remis d'un ou deux jours. Quoi qu'il en soit, il faut tout préparer pour mercredi, trois repas pour une trentaine d'hommes. Au travail les femmes ! et les enfants... et grand-père  ! Il faut s'y prendre deux jours à l'avance, tuer les volailles, plumer, éplucher, préparer de grandes marmites de pot-au-feu, de ragoûts de toute sorte, des rôtis, des pâtés, des plats de riz au lait ou de crème par demi-douzaine, des tartes, moudre du café (car il est vendu en grain). Maman fait appel à l'experte Tante Marraine (dont je vois encore le coup d'œil sévère si je laissais tomber quelques grains de café). Il fallait que les hommes mangent bien. C'était la réputation de la maîtresse de maison qui était en jeu. Et il fallait essayer de varier un peu, car ces hommes étaient à rude besogne, tous les jours, même le dimanche, pendant des semaines. Et la fatigue parfois coupait l'appétit... « Mon Dieu, soupirait maman, pourvu qu'il ne pleuve pas et qu'on en ait pas pour deux ou trois jours, avec tout ce monde à nourrir ! »
On installait tréteaux et tables dans le garage dûment balayé.

Page suivante

Retour page titre