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Les moissons.
En août, c'étaient les « grandes vacances »
et nous étions mis à contribution pour les moissons,
de la même façon que pour les foins. La « moissonneuse »,
avec sa grande roue de bois qui aplatissait les épis sur
la grande lame, coupait les tiges dorées, tirée
par les deux chevaux. Je crois avoir vu les moissonneurs lier
les gerbes à la main, mais bientôt la « moissonneuse-lieuse »
façonnait elle-même les gerbes et les attachait avec
de la « ficelle de lieuse », très
solide.
En quoi alors pouvions nous donner un coup de main ? Eh !
bien, en regroupant ces gerbes pour les dresser en petit tas pointus,
appelés « torzeaux », sur lesquels
léventuelle pluie, toujours redoutée, glisserait
comme sur un toit. Les hommes prenaient les gerbes avec leur fourche,
nous trouvions souvent plus simple de les prendre dans nos bras
... Ce jour-là aussi nous avions le grand plaisir, malgré
la chaleur et la fatigue, de partager le panier des travailleurs.
Fierté ... C'était la fête !
Dès que possible, il fallait « rentrer »
ces gerbes, mais ce n'était plus notre affaire. Les hommes
rentraient dans la « cour aux poules » d'énormes
charretées de gerbes avec lesquelles ils élevaient
de larges et hauts « tas de gerbes », droits
comme une muraille, faîtés à la façon
d'un toit, toujours par crainte de la pluie. Alors seulement,
quand la moisson était rentrée, l'attention se relâchait.
Le grain était là, ne risquait plus de pourrir ...
Pour fêter cela, on demandait à la fille de la maison
ou à la petite bonne de monter tout en haut de la grande
échelle pour « mettre le bouquet »
sur le tas, comme une couronne. Et papa disait : « Maman,
prépare nous une « soupine ». C'était
une grande soupière pleine de toutes petites bouchées
de pain noyées dans du vin sucré. Parfois, si on
en avait, on ajoutait des fraises
Bien fraîche, la
soupine était exquise, ravigotante... Tous se régalaient.
C'était la fête !
Alors, commençait l'attente. Quel jour allait-on « battre »
? Par qui va-t-on commencer cette année ? Chacun
a hâte de voir le blé dans son grenier. Mais, c'est
justice, « l'entrepreneur de batteries »
qui fait le tour des fermes, chaque année commence par
un autre propriétaire... Et l'on entend dans tout le village
le bruit de la « machine à vapeur »,
son sifflet, le bruit de la « batteuse »
elle-même qui engouffre les gerbes... du matin au soir,
car il ne faut pas perdre de temps, tant qu'il fait beau.
« C'est pour mercredi » annonce un beau
jour papa... Pour mercredi, si tout va bien, si la pluie n'arrête
pas le travail, si la machine ne casse pas, si la courroie ne
saute pas... auquel cas tout serait remis d'un ou deux jours.
Quoi qu'il en soit, il faut tout préparer pour mercredi,
trois repas pour une trentaine d'hommes. Au travail les femmes
! et les enfants... et grand-père ! Il faut s'y prendre
deux jours à l'avance, tuer les volailles, plumer, éplucher,
préparer de grandes marmites de pot-au-feu, de ragoûts
de toute sorte, des rôtis, des pâtés, des plats
de riz au lait ou de crème par demi-douzaine, des tartes,
moudre du café (car il est vendu en grain). Maman fait
appel à l'experte Tante Marraine (dont je vois encore le
coup d'il sévère si je laissais tomber quelques
grains de café). Il fallait que les hommes mangent bien.
C'était la réputation de la maîtresse de maison
qui était en jeu. Et il fallait essayer de varier un peu,
car ces hommes étaient à rude besogne, tous les
jours, même le dimanche, pendant des semaines. Et la fatigue
parfois coupait l'appétit... « Mon Dieu, soupirait
maman, pourvu qu'il ne pleuve pas et qu'on en ait pas pour deux
ou trois jours, avec tout ce monde à nourrir ! »
On installait tréteaux et tables dans le garage dûment
balayé.