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Les foins.
Il fallait beaucoup de foin pour les chevaux. Il y avait deux ou trois « coupes » selon qu'il pleuvait plus ou moins, et le travail durait plus ou moins selon l'humeur du temps.
Le plus facile était de couper, avec une « faucheuse » tirée par un ou deux chevaux (habituellement « Sapeur » (rouge) et la blanche « Pelote »). Les près nous semblaient immenses. La faucheuse laissait derrière elle des rangs très réguliers d'herbe coupée. Quelle odeur merveilleuse  ! Quelle fraîcheur  ! Quelle parfum ! On s'en remplissait les poumons  ! On s'étendait sur la jonchée verte pour imprégner tout notre corps de cette fraîcheur exquise... Ce jour-là, les hommes seuls travaillaient. Mais quelques jours après, il fallait « faner », retourner toutes ces rangées d'herbe, pour qu’elles sèchent de tout côté, au maximum. Et il fallait profiter du moindre jour de soleil car la qualité du foin dépendait de son séchage. Humide il pourrissait. Ce travail, équipés d'une fourche légère à notre taille, nous pouvions y participer... Et quand le foin était bien sec sur le terrain, nous pouvions aussi aider à l'apporter par « fourchée » à papa ou un commis qui l'entassait en forme de « veilloche », petite meule arrondie, pour le mettre à l'abri de la pluie. C'était joli, ces petites meules dont l'ombre s'allongeait dans les prés à la lumière dorée du soir
Ce n'était pas une « corvée » pour nous  ! Non vraiment. C'était presque « l'aventure » car les prés, assez éloignés, ne faisaient pas partie de notre paysage quotidien. Pour ne pas perdre de temps, tant la pluie était redoutée, maman nous confiait le soin de « porter le panier » aux gars, qui mangeaient à midi sur place, à l'ombre d'une haie ou d'un fruitier, panier lourd qui contenait plein de bonnes choses fraîches : tomates, radis, fruits... avec charcuterie variée, fromage, beurre encore ferme... Notre bonheur était de partager ce repas en plein air, exceptionnel. C'est là que j'ai appris à manger, comme les hommes, des radis avec des rillettes, une tartine de beurre avec un peu d'ail, des oeufs durs à la croque-au-sel… Nous avions apporté des litres de « demi-vin » bien frais pour les hommes, et maman en avait préparé une bouteille exprès pour nous. Le plaisir de boire « au goulot ! »... de mettre le « fricot » sur le pain et d'en couper chaque bouchée avec son petit couteau  !! (Car nous avions nous aussi notre couteau de poche !) C'était la fête  ! Le vin restait frais, les bouteilles étant enveloppées dans des serviettes mouillées. Bien rassasié, tout le monde s'étendait à l'ombre pour la « marienne ». Puis tout le monde reprenait sa fourche et, le soir... nous dormions bien  !
Moins drôle était la suite  : rentrer ce foin, des charrettes et des charrettes, énormes, souvent tirées par deux chevaux. Parfois nous avions le grand plaisir d'être hissés sur le haut du chargement et de rentrer ainsi à la maison, dans la forte odeur du foin, entre ciel et terre  : « tenez-vous bien surtout !». Quel joie ! mais quel ennui ensuite de devoir « fouler » ce foin sec, cassant, griffant, dans la chaleur étouffante du grenier, à mesure que les commis ( un sur la charrette, un à l'entrée du grenier, un au milieu ) passaient les grosses fourchées  : il fallait marcher, marcher sans cesse, tasser ce foin pour en mettre le plus possible, ce foin qui nous griffait les jambes, (car nous ne mettions pas de pantalons), les bras, la figure si nous perdions l'équilibre, et dont la poussière nous grattait le dos plein de transpiration. « Pour moi, c'était le travail le plus dur » reconnaît Andrée. Comme une douche aurait fait du bien !

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