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Demain, on tue le cochon.
« Demain, on tue le cochon. Je vous réveillerai quand il sera tué. Restez un peu à dormir » disait maman qui elle-même était obligée de « prendre sur elle » pour assister à l'agonie de la pauvre bête.
Tout était prêt depuis quelques jours  : les potines en grès, les pots à rillettes, les terrines, les grands récipients, le billot... Monsieur Tiffoine arrivait de bonne heure, le gros porc arrivait aussi. Il est ligoté, couché sur le côté, égorgé dans des cris affreux !... Le sang est soigneusement recueilli « en le tournant » pour qu'il ne caille pas. La pauvre bête expire. On la passe sur un feu de paille pour lui griller les soies, on la lave, on l'attache à une échelle la tête en bas et on l'ouvre... Mais dès que les cris avaient cessé, cris qui nous faisaient nous boucher les oreilles, nous étions déjà là, insatiables curieux : qu'il était gros, ce cochon rose maintenant tout propre  ! Quels énormes jambons  ! L'intérieur tout fumant livre coeur, poumons, rognons, boyaux, chaque organe aboutissant dans un récipient particulier ...
Le cochon était débité en gros morceaux  : deux gros jambons de derrière, deux moins gros de devant. Ils seraient mis à fumer des mois dans la cheminée. Puis l'échine est partagée en rôtis  : on en garde un gros à cuire tout de suite, on prévoit d’en rendre deux ou trois à des voisins, semblables à ceux qu'ils ont donnés quand ils ont tué leur cochon, d'autres finiront dans les potines, submergés de gros sel  : « petit salé » pour les soupes d'hiver. Des côtelettes sont bien découpées, prêtes à passer sur le gril, on en portera aussi aux voisins, car il n'y a ni frigidaire ni congélateur : ces échanges de chair fraîche permettent de ne rien perdre et de se régaler plusieurs fois dans l'année. Après quoi il faut décortiquer les os, jeter tous les petits morceaux dans le chaudron à rillettes jusqu'à ce que tout se décolle des os et se réduise en fibres. Toutefois avant la fin de la cuisson, on retire les « rillauds » encore en morceaux et puis les os complètement dénudés. Les rillettes sont mises dans les pots de grès. Elles attendront sur une étagère ou un meuble, qu'on ait besoin d'elles pour le déjeuner du matin ou les casse-croûtes, tout de même moins savoureuses à mesure que les mois passent.
Pendant leur cuisson, monsieur Tiffoine lave et relave les intestins dans des baquets, le gros intestin pour faire des andouilles, l'intestin grêle pour faire de fines gaines aux boudins et aux saucisses. Le sang a cuit avec de petits lardons et des oignons. Il reste à l'enfiler dans les tripes avec un gros entonnoir. Des petits gestes de torsion et voici un « chapelet » noir prêt à pendre au plafond. La chair à saucisse est prête aussi, finement hachée avec ail, oignon, persil... Ça glisse moins bien que le sang dans les « tripes », mais bientôt elles aussi seront « chapelets » pendus au plafond. Mais d'abord, ce soir même, en griller sur les charbons ! Qui n'a pas mangé saucisses toutes fraîches et boudins grillés ne sait pas ce qui est bon  ! Et toute la maison en est merveilleusement embaumée. Quel délice avec de grandes tartines de pain frais  ! On offre une saucisse aux gens qui passent, qui entrent. On trinque  ! C'est la fête  ! Restent les terrines à remplir de pâté, les poumons à broyer pour faire une bonne « pire » au vin, le cœur et les rognons à mettre en tranches, la tête à faire bouillir. Tout est bon, dans le cochon, même les pieds pour faire un bouillon. Seul se perd le cri  !! Brave cochon... si précieux aux paysans  !
Chez d'autres, surtout à la Bournée, c'était le père Bodineau qui opérait. De large et haute stature, grand parleur, faiseur de grands gestes, il arrivait un grand panier au bras, panier tout rempli de ses coutelas, de sa machine à broyer, de son tablier blanc, de quelques torchons… il « touillait » avec ses doigts le sang giclant de la gorge du cochon, les léchait, s’en barbouillait parfois le visage, restant ainsi jusqu'au soir, encore plus effrayant pour les enfants  ! Quand il débitait les rôtis d'un geste preste, il en escamotait un dans son panier, sous ses torchons... Tout le monde le savait mais ne disait rien car ses rillettes étaient bonnes. Cela n'empêchait pas la maîtresse de maison, en le payant le soir, de lui offrir rôti, saucisses et boudins, selon la tradition. Tout ceci, on me l'a raconté, mais le père Bodineau n'a jamais tué de cochon chez nous. Alors...

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