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Les artisans.
À cette époque, même dans un petit village,
c'était facile de voir un artisan travailler. Il y en avait
plusieurs à Louresse. Dans notre rue déjà,
nous en avions deux : d'abord le menuisier, monsieur Fradin.
Son atelier était au fond de sa cour et il était
difficile de faire les curieux. Mais parfois, pour jouer, pour
le plaisir de respirer la bonne odeur de bois, pour y plonger
nos mains, nous allions lui demander de la sciure, des « frisons »,
des copeaux dorés... Et nous le regardions scier, raboter,
clouer. Avait-il une scie électrique vers 1930 ?
Je ne le crois pas
Deux maisons plus loin, c'était le charpentier-carillonneur,
monsieur Beritault, avec ses deux fils, Eugène et Émile.
Ce qui nous intéressait, c'était de les voir débiter
un énorme tronc en immenses planches merveilleusement lisses,
à l'aide d'une longue scie de « scieur de long »
dont chacun des fils tenait une poignée, l'un tirant, l'autre
poussant ... C'était fascinant ! J'entends encore
le bruit !
Les maçons, les couvreurs perdus dans le ciel, ça
aussi, c'était digne de la plus grande attention. Leur
force, leur habileté, leur souplesse de chat (comment ne
tombaient-ils pas ??). Nous avons eu tout le temps de les
contempler pendant qu'ils construisaient la « grande
écurie ». On connaissait tous leurs outils :
truelles, niveaux, fils à plomb, pelles, mètres
etc... etc... Nous savions faire le ciment : chaux, sable,
eau versée dans le creux au milieu... Que de fois nous
les avons imités dans nos jeux ! Et il y avait plusieurs
maçons à Louresse et à Rochemenier.
Le pain nous étant servi au fournil, nous pouvions voir
le boulanger travailler la lourde pâte à la main,
dans le pétrin, les bras enfarinés jusqu'aux épaules.
Nous le regardions façonner les « flûtes »
(= baguettes) et les gros pains, les mettre dans des paillons,
les décorer de quelques légers coups de lame
Oui nous aurions pu faire du pain !! Le boulanger, l'épicier,
le boucher, nous les observions quand ils chargeaient leur carriole
pour faire « la tournée ». Nous savions
exactement tout ce qu'il y avait dedans et à quel endroit.
Nous aurions presque pu aiguiser les couteaux du boucher !!
Mais quelqu'un nous attirait plus que tous les autres : le
maréchal-ferrant et son noir domaine de ferraille, denclumes,
de marteaux énormes, son gigantesque soufflet actionné
à la main, qui faisait jaillir des flammes dans le foyer
et rougir les morceaux de fer que monsieur Baranger prenait avec
de grosses pinces, tout brûlants, et qu'il façonnait
avec de lourds marteaux et une dextérité incroyable.
C'était un homme court et trapu, peu bavard. Il portait
un pantalon de toile noire, resserré à la cheville,
avec de profondes poches doù émergeaient pinces,
tenailles, marteaux... Nous admirions sa force, ses bras musclés,
son audace, son habileté pour clouer les fers brûlants
sous les pieds des chevaux. Je n'oublierai jamais l'odeur de corne
brûlée, qui s'envolait jusque chez nous, par-dessus
la « petite route ». Notre admiration confinait
à l'extase quand par hasard on se trouvait là au
moment où il cerclait une grande roue de charrette fabriquée
par le charron monsieur Béritault ... : limmense
cercle de fer rougi posé avec tant d'exactitude autour
du bois, et les arrosoirs d'eau jetés pour le refroidir
vite afin qu'il emprisonne pour toujours cette grosse roue de
bois. Quel spectacle magnifique ! J'entends encore les marteaux
sur l'enclume. « Surtout, ne dérangez jamais
les gens qui travaillent, restez à l'écart »
disait maman.
Il y avait aussi un cordonnier à Louresse, monsieur Huneau
, dans sa petite boutique sombre. Il recousait, ressemelait, rapiéçait
Ça sentait bon le cuir, le cirage, la cire !...
Et bien sûr, il y avait un « bouilleur de cru ».
Il se tenait à l'écart, dans un champ, près
de Champfort... mais quand le vent soufflait du nord l'odeur d'eau-de-vie
chaude envahissait tout le village ! Ça sentait bon
!!
Et n'oublions pas les délicates repasseuses, blanchisseuses...
Madame Grelet
Madame Isabelle et Léontine Pinson (qui toutes les deux
ont « servi » chez le marquis !)
Boisine de Rochemenier (=Ambroisine). Elles « tuyautaient
les bonnets ronds ».