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Grand-père Benjamin
alias Benjamin II Courjaret, « Benjamin Mathurin »
grand-père maternel de maman, sa petite fille unique et
adorée. Il était veuf depuis longtemps (1908), seul
dans sa grande maison. Elle était la lumière de
sa vie.
Depuis toujours, il arrivait le matin à 9h00, court, trapu,
appuyé sur sa fine canne
Depuis toujours il repartait
à l'angélus de midi, revenait après sa sieste,
rentrait chez lui le soir vers 5 ou 6 h selon la saison, emportant
souvent une « caline » de soupe chaude ou
de « pois » doucement cuits devant le feu,
à l'eau de gouttière. Il les avait souvent surveillés :
« grand-père, je m'absente. Tu « ravouilleras» les
pois ». Et grand-père remettait par moments
un peu d'eau de gouttière
Quand il arrivait le matin, on se jetait dans ses bras !
Il était notre bon génie, notre ange tutélaire,
notre compagnon de chaque instant, notre partenaire de jeux, notre
conteur d'histoires, notre garde-malade qui nous racontait des
histoires de « prussiens » de la guerre
de 70, quand nous devions rester des jours entiers au lit, sous
l'édredon, à cause d'une grippe ou d'une bronchite
Il était notre sauveur dans tous les mauvais pas !
Mais en arrivant, il demandait d'abord à maman « Ma
petite fille, as-tu quelque chose à me donner à
faire ? ». « Oh ! oui grand-père.
Un grand panier de haricots verts, ou de petits pois, d'oseille
ou d'asperges
à éplucher, la soupe à
tailler, mes couteaux à aiguiser, les « galoches »
d'Anne à réparer, la roue du petit camion de Bernard
etc »
Il y avait toujours quelque chose « à
faire » car les journées de maman était
très pleines, avec les volailles et lapins, les jardins,
les clients, les commis, les repas, les lessives, et tout et tout
Grand-père alors s'asseyait
« à
sa place » là où il ne risquait pas de
gêner sa petite fille, au bout de la table longue, entre
fenêtre et cheminée. Il sortait son petit couteau
toujours si bien affûté que la lame était
toute usée
Et il travaillait. C'était un plaisir
pour nous de l'aider en bavardant. Aide très intéressée :
quand tout serait fini, il jouerait avec nous : aux cartes,
à la bataille, à la manille, aux petits chevaux,
aux dominos, au nain jaune
Il avait toujours le mot pour
réconforter le perdant.
Merveilleux grand-père ! En rentrant de l'école,
l'hiver : « Tu nous fais une tartine de beurre
fondu, grand-père ? ». Alors ils taillait
dans le pain de 6 livres de larges tranches plates et bien lisses.
Il faisait fondre doucement un gros morceau de beurre dans un
grand plat sur les charbons, trempait les tartines dans ce beurre
à peine fondu
Ô délices jamais retrouvées !
Nous n'avions pas la même sensibilité pour les animaux
qu'aujourd'hui. Neigeait-il ? Grand-père jetait un
peu de grain dans la cour et d'un seul coup de fusil tuait plein
de pauvres petits moineaux qu'avec une patience infinie il plumait,
vidait, et nous faisait griller doucement sur la braise. « Pauvres
petites bêtes ! » disait maman. Mais nous
croquions à belles dents !...
Grand-père nous faisait aussi griller des « marrons »
quand Madame Pinson en avait à vendre. A Louresse, elle
était la seule à avoir un châtaignier. Grand-père
gâteau !! Grand-père patient !
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Grand-père Benjamin (2)
Cet arrière-grand-père avait 70 ans quand je suis
née. Il m'a bercée, comme les autres, tenue dans
ses bras, chatouillée avec sa jolie moustache blanche,
dont il prenait un soin jaloux : n'avait-il pas dans la petite
poche de son veston, un mini-peigne d'ivoire et une mini-brosse
de fine soie, dans un précieux étui, pour entretenir
sa moustache ? « Bonjour grand-père !
Attends, ma petite fille, que j'essuie ma moustache ».
C'était un vieux monsieur, sage, simple et raffiné.
Il vivait de peu, mangeait à midi un peu de viande qu'il
prenait en passant à la boucherie, ou qu'il avait acceptée
de maman, toute cuite, se choisissait le soir trois pommes de
terre bien lisses qu'il faisait cuire « en robe de
chambre », juste à point, suivies d'un fruit
de son jardin ou d'un peu de fromage ; et quand nous allions
le soir lui porter son demi-litre de lait (attention ! Versez
bien tout dans la casserole, et rincez le pot avec un peu d'eau
),
nous le trouvions en train de prendre un bain de pieds avec des
« Saltrates Rodel », dans sa cuisine, ou,
l'été, sur son petit perron, en silence, réfléchissant
à tout ce qu'il avait vu et entendu chez sa petite fille,
ou lu dans le « Petit Courrier ». Il nous
récompensait d'une pastille de miel, ou d'un pruneau (car
il avait toujours une coupelle de pruneaux sur sa table de nuit.
Que de fois nous lui en avons chipés !).
Quand je fus plus grande, il m'a même donné « en
héritage » sa pendule de marbre (que j'admirais
beaucoup !), pour lui avoir porté fidèlement
sont lait après la traite des vaches (quand Anne était
déjà partie en pension).
C'était un homme d'une propreté méticuleuse.
Pas d'eau courante en sa grande maison. Pas de lavabo, seulement
une « pierre à eau » dans sa cuisine.
Mais grand-père sentait toujours bon ! Jamais une
tache sur ses culottes ou vestons de « coutil ».
Le dimanche il était impeccable dans son costume noir,
sa chemise empesée, sous son chapeau-melon dûment
brossé par lui-même
avant de partir !
Il était beau quand il partait à Doué dans
son joli cabriolet tiré par sa fine jument alezane. Il
allait voir ses vieux amis, ses cousins Le Mardelay et Courjaret
(déjà plus amis que cousins), sa parenté
Touret etc
du côté de Martigné. Il n'allait
pas loin, même plus à Saumur : c'était
son fils qui venait. Mais il se plaisait à retourner à
Courchamps, aux Ulmes, vers la famille de sa femme décédée
dès 1908 : Marguerite Jamain.
Il entretenait lui-même sa maison, cuisine et chambre, et
son jardin, son parc
Il y avait devant la façade,
des fleurs, des rosiers anciens aussi parfumés que griffus,
un massif de petits houx (!), des bambous près des trois
cèdres plantés en 1903 à la naissance de
maman (à la demande de sa femme qui lui a fait aussi acheter
le parc. Elle aimait les arbres et dessinait joliment).
Dans le potager, derrière la maison, je revois de larges
« bouillées d'oseille », des fraises
des bois (quel régal quand grand-père arrivait le
matin avec un bol de ces minuscules fraises si extraordinairement
savoureuses et parfumées), mais aussi des « coucous-russes »,
des lilas, des narcisses, que nous cueillions à brassées
en allant à l'école, pour les porter à la
maîtresse. Le parfum des lilas, des grands lys et des beaux
narcisses blancs au coeur rouge, me pénètre toujours
jusqu'au fond de lêtre.
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Grand-père Benjamin (3)
Grand-père était chrétien, croyant, pratiquant,
bien sûr. Comment à cette époque ne pas aller
à la messe ?? Il avait des convictions certaines et
vivait en honnête homme mais
il ne faisait pas « ses
Pâques », i.e. il ne se confessait ni ne communiait
à Pâques, enfreignant ainsi les « commandements
de l'Eglise ». Pourquoi ? Parce que, paraît-il,
il était fâché avec l'évêque !!
Je n'en ai jamais su plus, mais « grand-père
fâché », cela m'a toujours paru impensable !
En 1914 (sûrement bien avant !) il était adjoint
au maire, lequel maire était (et fut pendant longtemps)
le marquis de Contades. Ce petit marquis, un peu rachitique et
laid, avec sa barbiche de faune et ses gros yeux bovins, résidait
parfois en été dans son château de Launay.
Mais le plus souvent il était ailleurs et grand-père
faisait fonction de maire, demandant des permissions pendant la
guerre pour que les soldats puissent venir faire moissons ou vendanges
Vers 1930, une antique Renault décapotable, avec corne
de cuivre et chauffeur, sarrêtait parfois sur la petite
place devant le monument aux morts. « Voilà
Monsieur le Marquis, disait maman, les enfants rentrez vite et
ne faites pas les curieux ». Elle redoutait que le
vieux marquis ne voie nos galoches boueuses et nos « sarraus »
fripés. Mais la tentation était trop forte. Nous
arrivions bien à apercevoir Monsieur le Marquis et à
entendre sa voix de chèvre. Le tout était de ne
pas pouffer de rire. « Bonjour, mon cher Benjamin,
in, in, comment allez-vous, ou, ou. Rien de neuf à la mairie ?
Les comptes sont en ordre ? Oui, Monsieur le Marquis,
mais il y a ceci
cela
- Arrangez cela, Benjamin, in,
in. Faites pour le mieux. Faites pour le mieux
Au revoir
Benjamin, in, in
» Et voilà comment Monsieur
le Marquis traitait les affaires courantes de la commune.
Grand-père faisait donc fonction de maire, prenait les
décisions (par exemple celle de faire installer le téléphone
sur la commune dès 1910 ; que j'ai ici signée
de sa main)
Mais il y a un mystère : je ne crois
pas qu'il ait jamais été maire et les archives communales
nen gardent pas trace. Et pourtant j'ai deux papiers officiels
qui destituent Benjamin Courjaret de ses fonctions de maire, pour
avoir tenu des propos injurieux à je ne sais quelle autorité
???
Les fâcheries avec l'évêque, les propos injurieux
à l'autorité
cela cadre mal avec la gentillesse
si courtoise de grand-père en famille. Aurait-il été
un peu voltairien ?
Il ne restait pas à déjeuner à la maison,
afin de ne pas donner un peu plus de travail à sa petite
fille chérie, et par discrétion à l'égard
de papa. Un jour cependant, exceptionnellement, il et là
à table. « Du rôti, grand-père ?
- Il est très bon. C'est du poulain ? Non.
C'est lâne à Guichoux ». Grand-père
devient blanc, devient vert
Manger de lâne !!!
Il attrape sa canne et part !
P.S. Le dimanche il ne venait pas à la maison, mais faisait
de longues parties de cartes au café « d'en
bas » après la messe.
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