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Maman
Maman était l'âme et le pilier de la maison. Toute petite auprès de son grand époux, elle était la foi, la solidité, l'intelligence, le bon sens, la fermeté, la bonté... Tout le monde à la maison pouvait totalement compter sur elle, papa le premier, qui ne pouvait pas faire fi de son avis. (même s'il avait bien envie de passer outre !). En son absence elle était à la maison l'autorité incontestée et respectée, des commis, des clients, de tous...
C'était une femme d'une grande foi. Elle ne négligeait aucun de ses « devoirs religieux », aucun de ses « exercices de piété » : messe à 7 h et vêpres le dimanche (vêpres... si papa n'avait pas besoin d'elle...). Et chaque jour, prière, méditation, chapelet. Le matin, sitôt la maison rangée, elles s'enfermait une demi-heure dans sa chambre, demandant qu'on ne la dérange pas. Si quelqu'un arrivait, et qu'on osait ouvrir la porte, on la trouvait à genoux au pied de son lit, devant le crucifix, seule avec son Dieu, Jésus, son Maître, son Ami... C'est là, dans cette demi-heure, qu'elle puisait la force pour la journée. Nous le sentions. J'aimais, à l'église, la regarder prier. Je la sentais « habitée ».
Elle avait un directeur de conscience, Mademoiselle Le Dauet, une religieuse, son ancienne directrice au Cours Dacier. Ses conseils étaient exigeants  : de l'énergie , de la volonté. Un acte de volonté vous rend capable d'en faire un autre plus difficile. C’est « l'effet boule de neige ». Pas de mollesse  ! La volonté de Dieu  : « Ce que Tu veux, Seigneur, comme Tu le veux, tant que Tu le veux » ... Selon la spiritualité de Saint François de Sales qui dit  : « soyez ce que vous êtes, mais soyez le bien ». « Faites votre tâche avec amour et dans la joie. Si vous n'avez pas ce que vous aimez, aimez ce que vous avez » etc... Aussi bien maman avait-elle pris pour devise « mon devoir en souriant », et sa prière était  : « Mon Dieu, faites de moi une sainte, une vraie sainte, mais si petite, si effacée que personne ne le sache. Et surtout pas moi !...».
C'est selon ces principes très forts qu'elle nous élevait. Elle savait exiger de nous des efforts, des choses difficiles.
Cette foi, cette volonté, l'aidaient certainement au plus concret de sa vie. Par exemple, pour tuer les volailles. Et ça arrivait souvent  ! On ne trouvait pas les poulets tout plumés, les lapins en morceaux !! Maman n'aimait pas ce travail (qu'elle n'a d'ailleurs jamais exigé de nous). Je suis sûr qu'elle demandait la force quand elle devait assommer un pauvre lapin qui se débattait et criait de toutes ses forces, saigner une poule en lui enfonçant des ciseaux dans la gorge, ou étouffer des petits pigeons : elle les tenait derrière son dos pour ne pas les voir expirer. C'était un vilain travail, mais c'était son devoir  !
Son devoir aussi de ne pas gaspiller son temps : donc plus de piano, pas de lecture futile : à peine s'accordait-elle 1/4 d'heure pour lire le feuilleton du Petit Courrier... Et encore pas pendant le Carême  ! Le Carême ? Elle en suivait strictement les règles et maigrissait de plusieurs kilos sans que jamais personne ne s'aperçoive qu'elle jeûnait  ! Le dimanche après-midi seulement elle s'accordait le grand bonheur de « lire »,... si toutefois nous ne lui demandions pas de « faire une partie » avec nous. Pauvre maman... qui aimait tant lire  !

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Les commis bêchaient le jardin, à la fourche. Mais maman aimait jardiner. Papa aussi d'ailleurs. C'était souvent ensemble qu'ils décidaient des travaux à faire, semaient, plantaient, repiquaient, éclaircissaient… Et j'aimais les voir ainsi tous les deux dans le jardin. Je rôdais dans leurs jambes. C'étaient des moments privilégiés : papa était si souvent absent  !
Les cueillettes étaient l'affaire des « femmes » et des enfants  : haricots, petits pois... au jardin, les « grenots» (haricots blancs demi-secs) dans les champs. Mais maman se réservait la récolte des asperges, récolte délicate, car il faut les couper les plus longues possibles, sans abîmer la racine. Elle rapportait de grands paniers d'asperges toutes fraîches. Merveille !
De grands paniers aussi de cerises. Quand elle le pouvait, elle allait elle-même « aux cerises » d'abord parce qu'elle aimait beaucoup les cerises, ensuite parce qu'elle avait peur qu’Yvonne ou Andrée (où nous) ne tombe de l'échelle, mais aussi parce que c'était un vrai plaisir pour elle de grimper le plus haut possible sur les derniers échelons, ou dans les branches, dans le vent, au milieu des fruits rouges si beaux dans les feuilles vertes ! Un jour, Monsieur Portal l'aperçoit ainsi perchée et lui dit  : « Dame  ! Vous êtes ben « subtile » ! »… Eh ! oui, maman se sentait légère dans un grand cerisier, en récréation, heureuse...
Elle aimait beaucoup les fleurs, avait « les doigts verts », semait, bouturait, faisait des échanges avec les voisines, « parlait » à ses fleurs, disant qu'elles s’en trouvaient bien, les transplantant si « elles faisaient grise mine »  : « vous n'êtes pas bien ici il y a trop de vent, ou de soleil ou... ou ... ». Et ses jardinets dans la cour éclataient de salvias, de clarkias, de boules de feu, de coeurs de Jeannette, de cosmos, de pivoines blanches, de grandes marguerites, de gerbes d'or et de misère etc... selon la saison. Tandis que géraniums, pélargoniums, lierres éclairaient ses fenêtres. Dans le petit et le grand jardin il y avait toujours des brassés de « fleurs à couper » pour les bouquets, dahlias, chrysanthèmes, oeillets d'Inde etc... Toujours des fleurs fraîches sur la table de la cuisine et près de sa Sainte Vierge, ou de son « buste du Sacré-Cœur » à qui elle offrait la primeur de chaque espèce...
Maman aimait aussi beaucoup broder, quand vraiment elle n'avait rien d'autre à faire  ! Elle était surtout experte en « point de croix » pour coussins, tapis de table etc… J'ai retrouvé son petit « Abécédaire » réalisé à 10 ans, en 1913. Aussi bien essayait-elle de nous rendre habiles à l'aiguille, à créer de jolies choses simples, des 7 ou 8 ans... Ainsi ai-je fait vers 10 ans, (avec son aide !) un gros coussin en tapisserie avec fleurs et oiseaux pour Madame Charles.
Maman, ayant appris le tricot à deux aiguilles auprès de Tante Marie Renault de la gare, (les bonnes femmes ne savaient que « brocher » les chaussettes avec 5 aiguilles) tricotait tous nos « chandails » et gilets, l'hiver, quand le travail était au ralenti. Très vite, elle nous apprit à tricoter pour nos poupées et quand le petit frère s'est annoncé, je participai à la confection des brassières de laine et chaussons.
Merveilleuse maman ! qui était aussi une excellente cuisinière. Les choses les plus simples étaient exquises, juste « à point » !... C'était aussi son devoir ! Et puis elle aimait les bonnes choses !!

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D'une façon assez exceptionnelle, maman alliait à un tempérament mystique, un sens aigu des réalités. Fille et femme de propriétaires terriens, elle avait le sens de la terre et de la propriété, très attachée aux terres ancestrales. Elle savait prendre soin des maisons, veillait aux toitures, cheminées, peintures extérieures, clôtures etc… Elle connaissait aussi les travaux des champs et, sans y prendre part, elle savait en discuter avec les commis pendant les absences de papa et leur donner des conseils.
Par ailleurs, il lui suffisait d'un regard pour jauger les nouveaux venus. Papa se serait facilement laissé piéger par de beaux parleurs. Pas maman. Elle le mettait en garde, sentant de suite à qui elle avait affaire : « N'accorde pas ta confiance à cet homme-là. Tu n'auras que des ennuis avec lui ».
Parfois, en lui annonçant la venue d'un inconnu, papa lui disait : « Ce gars-là, j'ai besoin de lui. Ne lui fais pas ton oeil noir ». Maman adoucissait peut-être son œil noir et se faisait polie mais sa parole froide et brève faisait vite comprendre au nouveau venu qu'il n'était pas « persona grata » et qu'il lui faudrait compter avec Madame Breton  !!
Au fond d'elle-même, elle était femme de la terre. Le mariage l'avait faite « femme de commerçant », et d’un commerçant jusqu'au bout des ongles !... Ce ne dut être ni simple ni facile quand, ayant tout juste quitté la pension et ses chères amies de Saumur, elle se retrouva à 18 ans 3/4 à la tête de cette rustique maisonnée où tout le monde entrait comme dans un moulin ! Il lui fallut apprendre la patience, pour écouter les clients...
Elle pensait alors à la Sainte Vierge qui, disait-elle, avait dû elle aussi être parfois bien agacée par les clients de Saint-Joseph. Mais, ajoutait-elle, « je pense que Saint Joseph devait être moins souvent absent qu’Emile... »
Ceux qu'elle avait le plus de peine à supporter, c'étaient ceux qui arrivaient un peu « éméchés »  : rien de plus bête que les « parleries » des gens qui ont bu  ! Maman les aurait envoyés au diable  ! Pour se défouler, il lui arrivait de lancer un coup de pied à un chien ou un chat qui avait le malheur de se trouver sur son passage...
Parfois elle avait les clients quasiment une journée entière sur le dos. Ceux du matin, sentant l'odeur alléchante de ses casseroles, n'étaient guère pressés d'enfourcher leur vélo pour repartir. « Il est midi. Le patron n'est pas arrivé. Voulez-vous manger avec nous ? » - Ah ! ben, à moins d’ça » répondait l'homme comme à regret, mais enchanté... Et, du matin au soir, tout son plan de travail de la journée se trouvait chamboulé ! Heureusement, Yvonne ou Andrée étaient là pour assurer l'essentiel... et grand-père Benjamin pour « éplucher la soupe »... Pour garder son calme, elle tricotait en « causant »...
Maman aimait son vilage natal, la campagne et ses fleurs sauvages et parfumées (chacune petit chef-d'œuvre), son silence, les arbres, les aubes et les crépuscules, les chants d'oiseaux et des grillons... Le soir, en fermant les « contrevents », elle remerciait Dieu « qui lui donnait en abondance chaque jour ce que les gens des villes devaient aller chercher si loin  ! » Elle se sentait privilégiée, tout en trouvant parfois « monotone » la succession des jours, des semaines...
En fait, elle n'aimait la ville que pour les « amicales d'anciennes » au Cours Dacier. Là, elle se faisait belle, embaumait son visage et ses mains de crème Tokalon, mettait talons hauts, canotier fleuri et gants de fine peau... J'avais l'impression de découvrir une « autre » maman...

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Les chansons de maman qui ont bercé notre petite enfance.
I
Dodo Minette, petite poulette,
Quand t’auras 15 ans passés
Tu seras bonne à marier.
Dans une chambre, pleine d'amandes,
Un marteau pour les casser,
Du pain blanc pour les manger  !

II
Ferme tes jolis yeux
Car les heures sont brèves
Au pays merveilleux
Au beau pays du rêve.
Ferme tes jolis yeux
Car tout n'est que mensonge,
Le bonheur n'est qu'un songe.
Ferme tes jolis yeux !

III
Il était un petit navire
Qui n'avait ja, ja, jamais navigué ohé ! ohé !
Refrain - Ohé  ! ohé matelot, la frégate glisse sur les flots...

Il entreprit un long voyage
sur la mer mé, mé, Méditerranée... ohé ! ohé !

En bout de 5 à 6 semaines
Les vivres vinrent, vinrent, vinrent à manquer ohé ! ohé !

On tira à la courte paille
Pour savoir qui, qui, qui serait mangé ohé ! ohé !

Le sort tomba sur le plus jeune
Qui n'avait jIV, ja, jamais navigué ohé ! ohé !

Ô sainte Vierge, ô ma patronne
C’est donc moi qui, qui, qui sera mangé ! ohé ! ohé !
Au même instant sur le navire
Des p’tits poissons se mirent à sauter. ohé ! ohé !

IV
Refrain - Il était un petit navire, il était un tout petit gars.
1
Le gars était un petit être. Qui n'avait jamais embarqué.
Son navire un morceau de hêtre. Qui n'avait jamais navigué.
2
Le gars avait fait lui-même
Son navire autant bien que mal
Puis quand vint le jour du baptême
L’avait baptisé « l'Idéal ».
3
Mais un jour la vague démente
Emporta le frêle bateau
Sans prendre garde à la tourmente
Le petit gars entra dans l'eau.
4
Et depuis lors, sans paix ni trêve,
Le navire et le pauvre gars
Voguent vers le pays du rêve
L’un serrant l'autre dans ses bras.
5
Du petit gars, ne faut pas rire,
Amis, nous mourons de sot mal.
Chaque jour l'un de nous chavire
En courant après « l'Idéal ».
Dernier refrain : « Pour un même petit navire
combien meurent de pauvres gars  ! »

V
A deux pas de la mer qu’on entend murmurer
Il est un coin perdu de la terre bretonne
Où j'aurais tant aimé, pendant les jours d'automne,
Chère, à vous emmener.

VI
J’vais vous chanter la romance, la romance, la romance.
J’vais vous chanter la romance, la romance du muguet.
Je ne sais plus comment commence la romance, la romance.
Ah ! Oui j'en ai souvenance d’la romance, la romance…
Elle finit quand elle commence, la romance, la romance ...
Si vous voulez j’la r’commence, la romance, la romance...
(Victor Renault chantait cette chanson)

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VII
Lorsque j'étais petite, il n'y a pas d’ça longtemps
Car j'ai grandi très vite et je n'ai que 7 ans.
J'étais insupportable, volontaire et grognon,
Me tenant mal à table, disant sans cesse « non »
Et devant ma panade, je pleurnichais, maussade  :
« j'aime pas ça, na  ! »

Or les mamans gentilles cèdent presque toujours
A leur petite fille, leur trésor, leur amour.
Et la mienne trop bonne pour me contrarier
Me dit  : « Voyons, mignonne, à quoi sert de pleurer  ?
Mon petit ange rose, si tu veux autre chose... »
- Autre chose, j'aime pas ça, na  !

Mais un jour ma grand-mère qui pourtant m'aimait bien
Me dit d'un ton sévère, « Mange ou tu n'auras rien !
Parce qu'ici, méchante, il faut manger de tout.
Si ce qu'on vous présente n'est pas de votre goût,
On en mange quand même et jusqu'à ce qu'on l'aime.
Et qu'on n’aime que ça, na  ! »

J'ai voulu tenir tête, mais, quand vint le dessert,
Hélas sur mon assiette, l’on ne m'a rien offert  !
Le petit ange rose, depuis cette leçon,
Mange de toute chose et le trouve fort bon.
C'est grand-mère la cause de la métamorphose.
J'oublierai pas ça, na !

VIII
J'avais un petit chat A, qui s'appelait Mitra A
Il avait peur des rats A, et ne les chassait pas A.

Refrain - Il n'était pas brave à la guerre
Il se nommait « Monsieur prend guère »
Il n'était pas plus gros qu'un rat A.

On l'avait surnommé É Mitra le bien-aimé É.
Il était caressé É et souvent embrassé É.

Un jour je l'entendis I , pousser d'horribles cris I
Hélas il était pris I , dans un piège à souris I

Une fois le petit sot O, pardonnez-moi ce mot O
Grimpa sur un grand seau O, puis il tomba dans l'eau O

Un jour je m’aperçus U, qu'il était disparu U
Bien vite, je courus U, mais il était perdu U !

IX
La pauvre veuve en sa chaumière
À son petit chantait tout bas  :
« Le flot déjà m’a pris ton frère.
Il l'aimait trop. Ne l'aime pas ».
Berce, disait la mer perverse,
Serre le bien dans tes deux bras,
Berce, berce, berce ton gars  ! (bis)

Lorsque la mer était très douce
Le petit gars lui murmurait
« Espère un peu, je serai mousse.
Dès mes 12 ans je partirai ».
Rêve, disait le vent de grève,
Rêve au beau jour où tu fuiras.
Rêve, rêve, rêve, mon gars  ! (bis)

Lorsque la mer était mauvaise
Le petit gars à demi nu,
Chantait debout sur la falaise
Le front tourné vers l'inconnu.
Chante disait la mer méchante
Chante aussi fort que tu pourras ...

Un jour enfin la pauvre veuve a vu partir son dernier né
S’en est allé vers Terre-Neuve comme autrefois son frère aîné.
Danse, le flot roule en cadence, jusqu'à la mort tu danseras.
Danse, danse, danse mon gars...

Son gars parti, la pauvre femme l'espère en vain depuis un an.
En maudissant la mer infâme qui lui répond en ricanant  :
« Pleure, gémis, hurle à cette heure
J'ai mieux que toi fermé mes bras.
Pleure, pleure, pleure tes gars...
(Maman aimait beaucoup les chansons de Théodore Botrel)

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