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Piano

Maman jouait du piano. Grand-père Benjamin lui en avait payé un quand elle était pensionnaire à Saumur, au Cours Dacier. Elle jouait du Bach, Chopin, Haendel... Mais une fois mariée, fini  ! Une épouse, mère de famille, « patronne », n'avait pas de temps à perdre dans ce genre d'occupations artistiques. Du moins, maman, femme de devoir (sa devise était  : « mon devoir en souriant » et elle nous a élevés dans cet esprit) ne s'en reconnaissait pas le droit. Quel dommage  !
Elle ne se mettait au piano que pour nous apprendre des chansons, quand il s'agissait d'aller à un mariage (car même les enfants devaient y aller de leur refrain). Elle en apprenait à Yvonne, à Berthe Pichot qui s'en souvient... Mais elle faisait régulièrement accorder son piano qui se trouvait dans la salle à manger près de la fenêtre. Et un beau jour, décision prise  : nous allions commencer le piano, Anne et moi. Je devais avoir 8 ans. Mais attention  ! Une demi-heure d'étude tous les matins, sinon on arrête tout  ! Accord conclu...
J'ai parfois eu bien froid aux doigts l'hiver, dans cette salle à manger sans feu  ! Je courais prendre une « poignée de feu » dans la cheminée de la cuisine et puis je revenais à mes exercices, consciencieuse mais peu douée. Anne avançait beaucoup plus vite que moi  !
Un jour, il y eut un grand orage pendant que je n'exerçais et tout à coup je vis une boule de feu passer par la fenêtre, traverser la pièce pour aboutir dans le bureau, sur le compteur électrique  ! C'était la foudre. J'étais blanche, j'étais verte, tremblante comme une feuille. La foudre était passée au-dessus de ma tête.
Par le car Citroën en hiver, en vélo l'été, nous allions prendre des leçons chez Mademoiselle Huguette Martin, fille d'un marchand de vêtements et tissus rue Foulon, à Doué. Elle était blonde, mince, fardée, élégante et dirigeait un atelier de couture, avec quelques ouvrières, au bout du magasin. Il nous fallait traverser le magasin puis l'atelier pour entrer dans le « saint des saints », un « boudoir » suranné, plein de coussins et dentelles (qui me faisait penser à celui de Tante de Saumur) où trônait un piano noir. Chacune une demi-heure de leçon. L'une profitait des conseils donnés à l'autre. Puis Mademoiselle Martin nous jouait les morceaux à apprendre la semaine suivante.
Un jour, Anne était déjà en pension et j'allais seule en vélo quand près d’Ecotier je vois une voiture arrêtée avec deux hommes qui gesticulent, discutent, puis manifestement m'attendent : ils m'arrêtent. « on est en panne d'essence. Pourriez-vous nous prêter votre vélo pour qu'on aille en acheter à Louresse  ? - Mais j'ai ma leçon de piano  ! - Ce ne sera pas long - Mon copain va y aller - On va l'attendre ensemble  ! ».  Auprès de ces bois, seule avec cet inconnu, je n'en menais pas large ! Il me questionnait, je ne voulais pas répondre. Que le temps m'a semblé long ! Je priais tous les saints du Paradis... Et puis, non  : « il » est revenu, on m'a rendu mon vélo que j'ai enfourché sans demander mon reste, sans savoir si leur auto allait redémarrer  !...
Ma carrière de pianiste (!) fut rapidement interrompue au profit du latin et du grec, au Cours Dacier.

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Chansons pour les mariages
Les clients de mon père devenaient souvent ses amis et nous étions facilement invités aux mariages, toute la famille, d'autant plus que papa était apprécié pour ses talents de conteur  : « Monsieur Breton  ! une histoire ! une histoire ! » Chacun, même les enfants, devait y aller de son refrain. Maman se mettait donc au piano pour nous apprendre une chanson. Quelques souvenirs  :
Moi, vers 6 ans :
Bonne maman l'autre jour
Me fit cadeau pour ma fête
D’un lapin gris, un amour,
Qui me fait perdre la tête.
Refrain  : Ah ! Qu'il est gentil, mon petit lapin, Mesdames,
Ah ! Qu'il est gentil, mon lapin couleur souris.
Il ne mange ni ne boit,
Il est sobre comme un page
Et puis muet par surcroît,
Bref, l'envers de mon image !
(J'étais bien sûr grimpée sur une chaise pour pousser ma chansonnette  ! Prononce bien avait dit maman.)
Anne de son côté chantait à 8 ans :
Refrain :
Quand ma poupée sera grande, je lui dirai ma peine.
Ça me consolera, a, a ! Ça me consolera.
Si j'ai fait des bêtises, ça m'arrive quelquefois
Las  ! Ce qui me défrise : tout le monde gronde à la fois.
Si je m’tiens mal à table, maman dit « Finis donc  ! »
« Si t’es insupportable  !! » dit papa sur l’même ton.
Si je n’mange pas ma viande, papa m'envoie m’coucher
Maman m'appelle gourmande et sort sans m'embrasser
Quand ma poupée sera grande, je lui dirai ma peine...

Vers 10 ans, elle avait en main une petite corbeille de roses et chantait :
Comme j'ai 3 poupées pour enfant et un amour de p’tit chat blanc
Qui me coûtent un argent fou, faut que j’gagne des sous.
J'ai donc mis mes souliers vernis, mon beau chapeau en paille de riz
Et ma robe de satin broché pour aller au marché
Vendre les roses de mon rosier dans un panier, dans un panier
Vendre les roses de mon rosier, dans un joli panier d'osier.
(mais au total...)
« Je vous les offre de grand cœur pour vous porter bonheur
Prenez les roses de mon rosier et le panier et le panier.
Prenez les roses de mon rosier et le joli panier d'osier. »

Pour ma part (8 ans) j'avais un monologue à dire :
Le p’tit Etienne est un enfant gâté
Dont le papa fait toutes les volontés.
Ce qu'il demande jamais on ne lui refuse
Aussi jugez si l’gosse en abuse  !
Or un dimanche il était mal luné.
Etienne pleurait depuis qu'il était levé.
Pour le calmer et l’faire sourire
Son père lui demande quelle chose il désire.
« Veux-tu des jouets  ? Veux-tu du chocolat  ?
Veux-tu qu'on aille au cinéma  ?
Veux-tu faire naviguer tous les jours
Ton beau bateau sur le bassin du Luxembourg  ? »
-Non ! J’veux rien de tout ça répond l’gosse en pleurant.
J’veux me marier, me marier tout d’suite sans attendre  !
-Te marier !! En voilà des idées.
Attends au moins que toutes tes dents soient poussées  !
-Si, j’veux m’marier. Sans ça j’pleurerai tout l’temps.
J’veux pas attendre, j’veux m’marier à l'instant.
-Mais avec qui ? demande doucement le père.
-J’veux m’marier avec grand-mère  !
En entendant cette réponse le papa se tenait les côtes et riait aux éclats.
Mais en voyant son gamin fou de rage
Avec douceur il lui tint ce langage  :
-Allons, voyons, réfléchis mon enfant,
Tu ne peux pas te marier avec MA maman  ?
-Pourquoi donc ça, répond le p’tit Étienne.
Toi, tu t'es bien marié avec la mienne  !
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A un autre mariage, Anne et moi chantions à l'unisson  :
Chanson de la mariée
Refrain.
Vous voilà donc liée, Madame la mariée,
Avec des liens d'or qui ne se délient qu'à la mort.

Quand on dit son époux, on dit souvent son maître,
Ils ne sont pas si doux, comme ils ont promis d'être.
Il faut leur conseiller de se mieux rappeler.

Quand vous aurez chez vous, des bœufs dans vos herbages,
Des brebis, des moutons, du lait et du fromage,
Il faut soir et matin veiller à tout ce train.

Plus tard quand vous aurez des enfants à conduire,
Sur eux vous veillerez qu'ils aillent à l'église.
Car un jour devant Dieu, vous répondrez pour eux.

Puis nous avions appris « à deux voix »  : « Ma Normandie »
1
Quand tout renaît à l'espérance
Et que l'hiver fuit loin de nous
Sous le beau ciel de notre France
Quand le soleil revient plus doux
Quand la nature est reverdie
Quand l’hirondelle et de retour,
J'irai revoir ma Normandie
C'est le pays qui m'a donné le jour.

2
J'ai vu les lacs de l'Helvétie
Et ses chalets et ses glaciers.
J'ai vu le ciel de l'Italie
et Venise et ses gondoliers.
En saluant chaque patrie
Je me disais : aucun séjour
N’est plus beau que ma Normandie
C'est le pays qui m'a donné le jour.

3
Il est un âge dans la vie
Où chaque rêve doit finir
Un âge où l'âme recueillie
A besoin de se souvenir.
Et quand ma muse refroidie
Aura fini ses champs d'amour,
J'irai revoir ma Normandie
C'est le pays qui m'a donné le jour.
(Papa, qui était si familier de la Normandie et l'appréciait tant, aimait beaucoup nous entendre chanter cela).

À un autre mariage encore, nous chantions à 3, avec Bernard.
Le Cor (Vigny)
J'aime le son du cor le soir au fond des bois
Soit qu'il chante les pleurs de la biche aux abois
Ou l'adieu du chasseur que l'écho faible accueille
Et que le vent du Nord porte de feuille en feuille.
Que de fois, seul, dans l'ombre, à minuit demeuré,
J'ai souri de l'entendre et plus souvent pleuré !
Car je croyais ouïr de ces bruits prophétiques
Qui précédaient la mort des Paladins antiques.

Ames des Chevaliers, revenez-vous encor  ?
Est-ce vous qui parlez avec la voix du Cor ?
Roncevaux ! Roncevaux ! Dans ta sombre vallée
L'ombre du grand Roland n'est donc pas consolée  ?

P.S.
Petit chant-prière de nous, tout petits :
Ô Bon Jésus tout puissant,
Bénissez papa-maman  !
Gardez les si bien que le monde, que le monde,
Gardez les si bien que le monde n’en ait rien  !

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