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Et les dimanches ? Que faisions nous de nos dimanches ?
Le dimanche était une journée exceptionnelle. D'abord
nous réveillait une bonne odeur de bifteck grillé
sur les charbons. C'étaient les commis qui venaient à
table, chevaux dûment soignés, cour impeccablement
balayée et rangée
Ça sentait si bon
! C'était irrésistible ! Vite nous nous habillions
(nous n'avions pas de robe de chambre), vite un coup de peigne.
Et bonjour tout le monde ! On aimerait bien nous aussi un
petit bout de ce rumsteck dominical !... Maman était
déjà revenue de la « petite messe »
de 7h. Déjà des clients arrivaient dans la cour,
sachant trouver papa à la maison.
Nous devions sans tarder nous préparer pour la « grandmesse »,
chantée, à 10h. Toilette et vêtements impeccables,
chaussettes blanches, souliers fins, dans un bon manteau, tantôt
trop grand, tantôt trop court (il devait « faire
2 ou 3 ans » !), chapeau sur la tête, nous chantions
de bon cur à l'église, entraînés
par le bataillon « d'enfants de Marie ».
Je ne m'ennuyais pas, non, mais à la sortie nous courions
vers la mère Chauvreau et son panier de gâteaux.
Nous avions chacun 10 sous et les gâteaux étaient
à 5 sous ou à 10 sous (poissons rouges, allumettes,
chaussons, amandines...) Nous nous livrions à de savants
calculs : comment dépenser au mieux nos 10 sous ?
Un ou deux gâteaux pour 10 sous ! Un gâteau de
5 sous et 5 sous dans la tirelire ?? C'était la gourmandise
du dimanche puisque maman n'avait pas de four pour faire des gâteaux.
Après le repas de midi, vêpres à 2 heures.
C'était ainsi et j'aimais bien les vêpres, comme
la messe, comme sur les bancs de l'école. Je savais les
psaumes en latin quasiment par cur :
Beatus vir qui timet Dominum
Laudate Dominum omnes gentes
In exitu Israel de Egypto. Domus Aaron de populo barbaro
Le magnificat terminait la série.
Puis Monsieur le Curé endossait sa grande chappe dorée
et c'était la bénédiction du Saint Sacrement,
tous candélabres allumés, avec les invocations traditionnelles :
Béni soit Dieu ! Bénie soit Marie toujours
vierge !
Béni soit Saint Joseph, son chaste époux...(chasse
tes poux ??)
Et nous courbions la tête devant « l'ostensoir »
d'or, nous sentant si petits... dans les effluves dencens.
Mais ne pensez pas que ce fût fini ! Marthe Frouin,
une « enfant de Marie » montée en
graine, entamait le chapelet : 5 dizaines ! ça
c'était dur !...
Vite à la maison ! Qu'est-ce qu'on fait ??
S'il pleut, c'est simple : des parties de cartes, de nain
jaune, doie... Tartines ou châtaignes grillées,
ou crêpes. Puis maman nous lisait volontiers une histoire
: Chanteclerc, les contes de Perrault, mais aussi la vie
de Jésus dans un grand livre bleu. Ou bien on lisait ensemble
mon « Bernadette », ce journal que j'attendais
avec tant d'impatience chaque semaine. Parfois maman nous apprenait
au piano une chanson proposée par Bernadette, ou d'autres
pour chanter à un mariage... Yvonne était chez elle,
à La Bournée. Mais ensuite Andrée se joignait
volontiers à nous : Nueil était loin !
Sil faisait beau, une promenade sur la grandroute,
vers « l'allée du Marquis » au château
de Launay... à la recherche de violettes, de coucous, de
marguerites, de mûres, de mousserons ou « d'oreilles
de peuplier ». Parfois il y avait tant de coucous sur
les bernes qu'on en rapportait des brassées pour faire
des « balles de coucous » douces et parfumées
: couper les queues, mettre les fleurs à cheval sur
un fil tendu, serrer très fort comme pour un pompon. Et
nous jouions avec des balles de fleurs ! Et nous nous en bombardions,
comme avec des boules de neige... Promenades aussi vers Rochemenier
pour faire une visite à « Tonton et Tante de
Rochemenier » (Amand et Marie Breton).