Page 42
Les marchands ambulants.
Ça, c'était très intéressant !
Et nous étions les premiers à pointer le bout de
notre nez.
Il y avait ceux qui achetaient et ceux qui vendaient.
Qui achetait quoi ?
- « Peaux dlapin, peaux ! Des guenilles
et des chiffons !
- Peaux dlapin, peaux ! Des os, des peaux ! des ferrailles ! »
Yvonne (ou Andrée) courait « lui »
faire signe dans la rue : maman sortait un paquet de chiffons
(ne pouvant vraiment plus servir à rien). L'homme farfouillait
pour voir la qualité du produit, pesait avec sa balance
à fléau. « C'est pour vous débarrasser
ça vaut 3 sous... » Yvonne (ou Andrée)
courait chercher une peau de lapin au grenier, une peau qu'elle
avait fait bien attention de ne pas percer en dépouillant
la bête, puis qu'elle avait mise à l'envers, puis
tendue sur un osier recourbé pour qu'elle sèche
au mieux : l'argent des peaux était pour elles. Pendant
la chasse, c'était plus rentable parce qu'il s'ajoutaient
des peaux de lapins de garenne ou de lièvres, malheureusement
parfois bien abîmées...
« Pas de ferraille ? - non. Pas de crin ?
- si, un peu : des démêlures - Pas une belle
queue pour faire des brosses ? - Pas cette fois-ci. »
L'homme payait chichement et remontait dans son camion brinquebalant
« C'est le rémouleur ! Couteaux, ciseaux, rasoirs,
porcelaines » A cette voix, nous nous précipitions
dans la rue pour bien voir le rémouleur travailler sur
sa fine meule qui tournait très vite, son pied actionnant
une pédale. Il y avait souvent un chien avec lui
« Attention, les enfants, ne mettez pas le doigt sur
la meule ! » Nous gardions prudemment nos mains dans
nos poches ! Ciseaux, couteaux étaient comme neufs !
Par une habileté magique, les morceaux de plats ou d'assiette
se recollaient. Même la casserole en émail avait
droit à une « rustine » et la vieille
poêle a une pièce dûment rivetée...
C'était très intéressant !...
Ceux qui vendaient quelque chose ?
Le boulanger de Doué qui entrait avec deux gros pains de
six livres dans les bras et lorgnait aussitôt la pendule
: « 6 h. Ah ben, c'est mon heure. Une heure avant
l'heure, c'est pas l'heure. Une heure après l'heure, c'est
plus l'heure ». Nous l'avions baptisé « mon
heure ». Il passait le mardi et le vendredi.
Le marchand de poissons passait aussi le vendredi, avec de la
marchandise bien fraîche (comment faisait-il ??). Maman
lui prenait des moules, du merlu, des harengs, des maquereaux,
des sardines, de la morue salée... Mais pourquoi n'était-elle
pas cliente du « Caïpha » qui passait
avec son petit cheval et sa grande carriole carrée et vendait
de si bons raisins secs chez Huguette ??
Enfin arrivaient souvent des bohémiennes. Sous prétexte
de faire signer leur carnet à Monsieur l'adjoint (« le
maire est trop loin »), elle déballaient leurs
grands sacs bourrés de fils, de cotons multicolores, d'aiguilles,
de mouchoirs, de torchons, de napperons, de dentelles... de dentelles
surtout et de rubans, qu'elles mesuraient à la longueur
de leurs bras. « Vous n'auriez pas quelque chose pour
moi ? Un vieux gilet ? Un pantalon ?... Regardez, mes gamins
n'ont rien sur le dos ... » Il y en avait toujours
3 ou 4 avec elles. Il était difficile de s'en défaire
! Lune voulait même acheter des vieilles couettes
et sous prétexte de voir la qualité du duvet, ouvrait
une couture, prenait une poignée de plumes après
avoir tiré de sa poche en douce quelques... asticots !!
« Vous voyez, la Patronne, c'est plein de vermine.
Jvous la prends quand même pour vous débarrasser »
Des vagabonds venaient demander un morceau de pain avec des rillettes,
un verre de vin... On ne refusait jamais.
Passaient aussi, rarement mais régulièrement, des
gens plus ... distingués :
L'accordeur de piano, et alors nous étions instamment priés
de faire silence ! C'était un aveugle qui nous impressionnait
beaucoup et notre oreille peu exercée se demandait bien
pourquoi il tapait tant et tant sur une même note !
Les demi-tons, les quarts de tons... nous n'y étions guère
sensibles.
Par ailleurs, les petites surs des pauvres. Elles arrivaient
d'Angers par le car, deux par deux, tout en noir, frappaient à
toutes les portes ... Nous les guettions... « Maman,
elles viennent... » Maman retirait son tablier, inspectait
nos « sarraus » d'un il sévère,
nous défendait de toucher à rien. « Vous
regardez, c'est très beau, mais vous ne touchez pas ».
Elle faisait entrer les surs dans la salle à manger
afin qu'elles puissent étaler leurs jolis ouvrages sur
la table nette... Maman qui aimait les belles choses avait toujours
pour les soeurs des pauvres une caisse secrète. C'était
sa façon à elle de s'offrir un petit luxe « justifié »
par une bonne action !...
Passait aussi Monsieur le Curé pour le denier du culte.
Passait Monsieur le Marquis de Contades, maire, pour rencontrer
grand-père Benjamin, son adjoint.
Passait Lucienne Bordeaux qui venait nous « prier »
à l'enterrement d'un mort.
Passaient aussi dans le bourg des marchands ambulants de vêtements.
Mais maman ne leur achetait rien : elle avait ses bonnes
maisons à Doué, à Saumur. Elle aimait la
qualité, même pour les tabliers, et ne voulait pas
prendre le risque de se retrouver avec la même jupe que
la voisine. Pour ses robes, et manteaux et accessoires, c'était
« La Glaneuse » à Saumur. Mais elle
appréciait la modiste de Doué et Monsieur Ducaroir
pour les gants, foulards, et toute bonneterie.
Passaient sans arrêt, bien trop souvent au gré de
maman, des hommes qui venaient dire bonjour à Monsieur
Breton : clients, marchands, élus du coin... Même
s'il n'était pas là, il fallait quand même
leur offrir un verre, « causer » ...
Il est vrai que beaucoup arrivaient, « passaient »
en vélo. Ils avaient soif ! Alors, « en
passant »... La maison était toujours ouverte
!