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Les marchands ambulants.
Ça, c'était très intéressant ! Et nous étions les premiers à pointer le bout de notre nez.
Il y avait ceux qui achetaient et ceux qui vendaient.
Qui achetait quoi  ?
- « Peaux d’lapin, peaux ! Des guenilles et des chiffons !
- Peaux d’lapin, peaux ! Des os, des peaux ! des ferrailles ! »
Yvonne (ou Andrée) courait « lui » faire signe dans la rue  : maman sortait un paquet de chiffons (ne pouvant vraiment plus servir à rien). L'homme farfouillait pour voir la qualité du produit, pesait avec sa balance à fléau. « C'est pour vous débarrasser… ça vaut 3 sous... » Yvonne (ou Andrée) courait chercher une peau de lapin au grenier, une peau qu'elle avait fait bien attention de ne pas percer en dépouillant la bête, puis qu'elle avait mise à l'envers, puis tendue sur un osier recourbé pour qu'elle sèche au mieux : l'argent des peaux était pour elles. Pendant la chasse, c'était plus rentable parce qu'il s'ajoutaient des peaux de lapins de garenne ou de lièvres, malheureusement parfois bien abîmées...
« Pas de ferraille ? - non. Pas de crin ? - si, un peu : des démêlures - Pas une belle queue pour faire des brosses ? - Pas cette fois-ci. » L'homme payait chichement et remontait dans son camion brinquebalant…
« C'est le rémouleur ! Couteaux, ciseaux, rasoirs, porcelaines » A cette voix, nous nous précipitions dans la rue pour bien voir le rémouleur travailler sur sa fine meule qui tournait très vite, son pied actionnant une pédale. Il y avait souvent un chien avec lui – « Attention, les enfants, ne mettez pas le doigt sur la meule ! » Nous gardions prudemment nos mains dans nos poches  ! Ciseaux, couteaux étaient comme neufs ! Par une habileté magique, les morceaux de plats ou d'assiette se recollaient. Même la casserole en émail avait droit à une « rustine » et la vieille poêle a une pièce dûment rivetée... C'était très intéressant  !...
Ceux qui vendaient quelque chose ?
Le boulanger de Doué qui entrait avec deux gros pains de six livres dans les bras et lorgnait aussitôt la pendule  : « 6 h. Ah ben, c'est mon heure. Une heure avant l'heure, c'est pas l'heure. Une heure après l'heure, c'est plus l'heure ». Nous l'avions baptisé « mon heure ». Il passait le mardi et le vendredi.
Le marchand de poissons passait aussi le vendredi, avec de la marchandise bien fraîche (comment faisait-il ??). Maman lui prenait des moules, du merlu, des harengs, des maquereaux, des sardines, de la morue salée... Mais pourquoi n'était-elle pas cliente du « Caïpha » qui passait avec son petit cheval et sa grande carriole carrée et vendait de si bons raisins secs chez Huguette ??
Enfin arrivaient souvent des bohémiennes. Sous prétexte de faire signer leur carnet à Monsieur l'adjoint (« le maire est trop loin »), elle déballaient leurs grands sacs bourrés de fils, de cotons multicolores, d'aiguilles, de mouchoirs, de torchons, de napperons, de dentelles... de dentelles surtout et de rubans, qu'elles mesuraient à la longueur de leurs bras. « Vous n'auriez pas quelque chose pour moi ? Un vieux gilet ? Un pantalon ?... Regardez, mes gamins n'ont rien sur le dos ... » Il y en avait toujours 3 ou 4 avec elles. Il était difficile de s'en défaire ! L’une voulait même acheter des vieilles couettes et sous prétexte de voir la qualité du duvet, ouvrait une couture, prenait une poignée de plumes après avoir tiré de sa poche en douce quelques... asticots !! « Vous voyez, la Patronne, c'est plein de vermine. J’vous la prends quand même pour vous débarrasser » Des vagabonds venaient demander un morceau de pain avec des rillettes, un verre de vin... On ne refusait jamais.
Passaient aussi, rarement mais régulièrement, des gens plus ... distingués  :
L'accordeur de piano, et alors nous étions instamment priés de faire silence ! C'était un aveugle qui nous impressionnait beaucoup et notre oreille peu exercée se demandait bien pourquoi il tapait tant et tant sur une même note  ! Les demi-tons, les quarts de tons... nous n'y étions guère sensibles.
Par ailleurs, les petites sœurs des pauvres. Elles arrivaient d'Angers par le car, deux par deux, tout en noir, frappaient à toutes les portes ... Nous les guettions... « Maman, elles viennent... » Maman retirait son tablier, inspectait nos « sarraus » d'un œil sévère, nous défendait de toucher à rien. « Vous regardez, c'est très beau, mais vous ne touchez pas ». Elle faisait entrer les sœurs dans la salle à manger afin qu'elles puissent étaler leurs jolis ouvrages sur la table nette... Maman qui aimait les belles choses avait toujours pour les soeurs des pauvres une caisse secrète. C'était sa façon à elle de s'offrir un petit luxe « justifié » par une bonne action  !...
Passait aussi Monsieur le Curé pour le denier du culte.
Passait Monsieur le Marquis de Contades, maire, pour rencontrer grand-père Benjamin, son adjoint.
Passait Lucienne Bordeaux qui venait nous « prier » à l'enterrement d'un mort.
Passaient aussi dans le bourg des marchands ambulants de vêtements. Mais maman ne leur achetait rien  : elle avait ses bonnes maisons à Doué, à Saumur. Elle aimait la qualité, même pour les tabliers, et ne voulait pas prendre le risque de se retrouver avec la même jupe que la voisine. Pour ses robes, et manteaux et accessoires, c'était « La Glaneuse » à Saumur. Mais elle appréciait la modiste de Doué et Monsieur Ducaroir pour les gants, foulards, et toute bonneterie.
Passaient sans arrêt, bien trop souvent au gré de maman, des hommes qui venaient dire bonjour à Monsieur Breton  : clients, marchands, élus du coin... Même s'il n'était pas là, il fallait quand même leur offrir un verre, « causer » ... Il est vrai que beaucoup arrivaient, « passaient » en vélo. Ils avaient soif ! Alors, « en passant »... La maison était toujours ouverte  !

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