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Des occupations plus originales.
Il y avait des « événements » que nous ne voulions pas manquer. Par exemple, le samedi après-midi, le spectacle de la « bande à Rousseau », des casseurs de cailloux qui, semaine terminée, venaient boire au café. Mais boire à rouler par terre ! Y compris la femme de Rousseau. Au café, c'étaient joyeuses chansons, verres cassés, relâche absolue pour ces rudes besogneux. Quand on entendait les grelots de leurs trois ou quatre petits chiens, les injures, les coups de gueule, les gros rires, impossible de résister : nous nous mettions devant le portail pour voir défiler la troupe grotesque qui nous faisait rire, comme des clowns. Mais bien sûr, maman ne tardait pas à nous rappeler vertement. Je me suis toujours demandé où et comment pouvaient vivre ces pauvres gens dans la pierraille de Corbeau.
Le vendredi et le samedi saints, autre spectacle à ne pas manquer  : l'arrivée des roulottes qui allaient installer leurs stands et manèges à Doué pour la foire du lundi de Pâques. Certainement papa nous emmènerait à la foire le lundi après-midi, mais pour nous, la fête commençait deux ou trois jours avant. « Elles » arrivaient en une sorte de procession, au pas des chevaux, mulets ou ânes qui les tiraient. Nous nous asseyions sur le bord du trottoir, les yeux tournés vers Ambillou. « Encore une ! encore une  ! deux  ! trois !... » Et nous attendions patiemment leur lente venue, rêveurs. Au passage, nous avions tout le temps d'admirer ces petites maisons roulantes, si mystérieuses, leur forme, leurs couleurs, le harnachement des chevaux à sonnailles, ces étranges gens du voyage, bizarrement habillés, échevelés, les enfants basanés, hardis, qui couraient et sautaient à côté. De la main, nous échangions des bonjours avec ces gens qui nous faisaient soupçonner des horizons inconnus... Mystère.
Autre spectacle fort intéressant, le goudronnage de la grand’route. Ces armées d'hommes hâlés avec des pics, pelles, pioches, râteaux, brouettes... ( il n'y avait ni marteaux-piqueurs, ni bulldozers, ni pelleteuses !), ces camions, cette espèce de chaudière d’où sortait le noir goudron avec son odeur âcre et capiteuse, brûlant, fumant... dont des hommes noircis tartinaient la route ! Il y avait surtout le « rouleau compresseur » qui écrasait et aplatissait les cailloux avant l'épandage du goudron. Ce rouleau avançait, reculait, inlassablement, nous fascinant... Que de fois nous l'avons dessiné  !... Il n'y avait pas encore de tracteurs  !
Parfois, rarement, grand branle-bas sur la petite place devant le monument aux morts. Deux ou trois roulottes, des chevaux qui broutaient l'herbe de la berne, des « bohémiens » ! Des hommes dressent une tente. D'autres passent dans les rues annoncer « Ce soir, grand cirque  ! » Merveille ! Nous sommes très excités, nous irons sûrement. Commis, enfants, parents, tout le monde ! En attendant nous dévorons des yeux l'agitation de ces gens d'ailleurs, de ces enfants bronzés. On aperçoit un singe, une chèvre, un poney, des petits chiens ... On essaie de deviner, on se régale d'avance ! Et le soir on est bien étonné de reconnaître ces gens, ces jeunes, dans leurs costumes à paillettes, dans leurs tutus de tulle, sur le trapèze ou l'échelle de corde, avec leurs petits animaux merveilleusement dressés. On a peine à identifier le clown sous son maquillage ! Quelle souplesse ! Mais comment peuvent-ils faire ? Quelle adresse ! On est émerveillé, bien plus en vérité que les deux ou trois fois où papa nous a offert le cirque Pinder à Saumur. Ici ces merveilles étaient chez nous ! Si près de nous ! Comme on les enviait, ces gens extraordinaires  !

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