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Nos travaux d'enfants
Bien sûr, nous avions le droit et le temps de jouer. Mais on nous demandait régulièrement des services. Ce n'étaient pas les travaux forcés, non, mais on nous responsabilisait très vite.
Nous ne faisions pas notre lit. Non. Ces grands lits en bois... C'était trop difficile pour nous. Mais nous devions ranger nos affaires et laisser une chambre impeccable, avec une cuvette propre et des pots de chambre vidés et rincés à la pompe ! Nous devions surtout ne pas manquer de remplir nos fonctions aux repas et à l'heure dite  :
Bernard devait aller « tirer à la barrique » 2 litres de vin et de 2 en faire 3, en le « baptisant » d'eau claire.
Je devais mettre assiettes, couverts, verres, dessous de plat.
Anne complétait  : pain, vin, sel et poivre, vinaigrette ou beurre.
Elle devait remplir la « fontaine » du « lave-main » et éventuellement changer l'essuie-mains... Tout devait être prêt à l'Angélus sonnant  : les commis arrivaient !
Nous devions aller chercher le lait tous les soirs, le mettre à bouillir, en porter à grand-père Benjamin, à tour de rôle.
- Il fallait partir faire les commissions sans tergiverser  :
chez l'épicière, Madame Letourneur, avec une liste des plus variées. Cette épicerie était une véritable petite « grande surface ». On y trouvait de tout  : alimentation, mercerie, bonneterie, papeterie, cadeaux, tissus même etc… (comme celle de ma grand-mère Lucie, autrefois). Nous revenions avec de lourds paniers pleins.
chez le boulanger, près du calvaire. Le chemin nous semblait long avec de gros pains de 6 livres dans les bras !
au café-tabac pour les cigarettes de papa...
parfois à la boucherie.
Comme il y avait peu ou pas de téléphone, les parents envoyaient souvent leurs enfants comme messagers.
Va demander à Tante Jaunault si...
Va dire à un tel qu'il passe voir papa.
Va dire à tel autre que papa compte sur lui pour les pépinières lundi - Et sois poli !
Va voir si « la mère Fradin » peut venir « raccommoder » la semaine prochaine, etc...
C'était une petite vieille dame en « bonnet rond » qui faisait des « journées de couture » chez les uns et les autres. Elle avait l'art de réparer indéfiniment les vêtements, de tirer une jupe d'un vieux manteau, une culotte courte d'un pantalon usagé... Ses pieds, sous sa grosse jupe noire, ne quittaient sa chaufferette que pour appuyer sur la grande pédale de la machine à coudre. Nous la regardions, fascinés. Ses petites lunettes de fer sur le bout du nez, elle était patiente et douce avec nous, nous donnait des bouts de tissus pour nos poupées. Elle était d'un grand secours pour maman !
Par ailleurs dans « le petit jardin », nous avions nous-mêmes notre petit jardin, et pas question de se dérober ! Nous choisissions ce que nous voulions y faire pousser, fleurs ou légumes, mais il fallait dûment bêcher, semer, planter, piocher, désherber, récolter au bon moment... avec l'aide de maman et sous l'œil de papa qui était bon jardinier.
Nous devions encore porter à manger aux chiens attachés au pailler : du pain enduit d'un peu de graisse ou de sauce, des restes, des os, laver leur « cracot », le récipient qu'on devait remplir d'eau propre. Parfois on portait aussi en hiver une marmite de pommes de terre chaudes aux poules. C’étaient des avariées mais nous les trouvions (en cachette) bien meilleures que celles qui étaient servies à table !
Il y avait encore une demi-heure de piano chaque matin sans faute, avant d'aller en classe... Mais ça, c'est une autre histoire...

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Autres « travaux ».
Que faisions nous de nos jeudis  ?
Ce jour-là, nos « travaux » étaient parfois plus considérables, parfois pas drôles du tout. Le catéchisme et tous travaux scolaires terminés (y compris le dessin exigé par Madame Moreau) nous devions par exemple aider grand-père à éplucher les grands paniers de légumes (haricots verts...) ou de fruits pour les confitures.
Nous devions parfois aller chercher une brouette de terreau au pied des « barges » i.e. tas de fagots, de Monsieur Mérand, avec son autorisation bien sûr, pour les pots de fleurs.
Dès février et en mars, quand le jardin était vide de salade, maman nous mettait un grand panier dans les mains : « Vous avez le temps d'aller chercher des « boursettes » ( = mâche) ou pissenlits avant de « colationner » (= goûter). Je sais qu'il y en a dans tel et tel pré. Allez d'abord voir dans celui-ci. Et ne prenez que les plus gros  !... » Munis de vieux couteaux, nous partions, goguenards... Mais pas question de rentrer avant que le panier ne soit plein  ! ... Après... restait l'épluchage, avec grand-père heureusement !
Aujourd'hui vous allez « nettoyer les poules » (ou du moins leur « joug » = leur perchoir). Pas drôle du tout. Il fallait monter dans leur petit hangar au-dessus des niches à lapins, gratter avec râteau, pioche et pelle tous ces tas de crottes durcies, jeter ça dans une brouette et porter le tout « au fumier ». Ce qui nous ennuyait, c'est que nous sentions courir sur nos mains et nos visages de minuscules poux (de poules) qui ne restaient pas sur nous mais nous dégoûtaient. Du moins les poules grattaient-elles dans la cour tandis que nous opérions chez elle.
Il n'en était pas de même pour les lapins  !
Maman n'avait pas de lapin « à épiler » (Dieu merci !) seulement des lapins « à manger ». Elle en avait 7 au 8 « bergeries ». Nous avions donc 7 ou 8 niches à récurer, plus la case du père lapin. Il fallait retirer toute la paille sale, le vieux foin, les crottes, balayer, nettoyer les « cracots » à avoine et à eau, remettre de la paille fraîche etc...
Oui, mais avant de tirer la litière sale avec un « croc » (= fourche recourbée), il fallait vider la case de ses habitants  ! Les attraper par les oreilles et les pattes et les jeter dans une case voisine. Le gros mâle nous regardait d’un œil mauvais. Les mères étaient inquiètes pour leur progéniture (ces si doux petits lapins dans leur nid de duvet !) et se méfiaient. Elle criaient. Que de griffures !... mais au moins il y en avait pour deux mois  !
Le plus dur, le plus ennuyeux, c'étaient les betteraves que papa faisait servir l'hiver aux chevaux. C'était l'automne. Souvent il pleuvait, faisait un vent froid. « Aujourd'hui, les enfants, vous allez aider à rentrer les betteraves ! » Oh ! Misère ! On s'emmitouflait de vieux gilets, écharpes, bonnets... Les commis versaient, devant l'entrée d'une cave chez grand-père Charles, de grands tombereaux de betteraves mouillées, boueuses, froides... Et nous devions les prendre une par une et les lancer au fond de la cave où elles allaient se conserver une grande partie de l'hiver. Sale, mains et pieds glacés, je détestais ce travail. Que la journée me semblait longue et triste ! Vilain jeudi ! Heureusement maman profitait des betteraves pour les lapins qui aimaient les ronger avec énergie.
Heureusement surtout, nous étions tous les trois à besogner (… entre 7 et 11 ans !) ensemble.

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Nos autres travaux d'enfants.
Bien sûr, maman nous demandait très tôt de l'aider  : essuyer les meubles, arracher l'herbe dans les plates-bandes, arroser les fleurs, faire une sauce ou un gâteau, repasser mouchoirs et serviettes etc...
Après la pluie, il nous fallait partir à la chasse aux escargots, avec un bâton pour fouiller les fossés et un panier en grillage. Ça, nous aimions... Puis maman faisait jeûner ces bestioles dans une cage grillagée. Et un beau jeudi, elle les faisait cracher dans l'eau salée, puis bouillir. Après quoi nous devions les retirer de la coquille un par un, retirer leur intestin vrillonné, puis les remettre dans leur coque que maman bourrait de « beurre d'escargot » (mie de pain, beurre, persil...) avant de les mettre sur le gril bien rangés dans un large plat. C'était fameux, les domestiques se régalaient, mais quel travail  !!
Parfois Argoulon, le fouineur, rapportait dans sa musette de magnifiques « morilles » pour de succulentes omelettes ou de larges « potrelles » qui grillées sur les braises et nageant dans le beurre, étaient mets de choix  ! Parfois il annonçait  : « il y a des mousserons ou des champignons roses dans tel pré » et maman nous dépêchait avec un grand panier... Un jour, n'ayant pas trouvé grand-chose, nous avons rempli le panier avec des poires tombées. « Mais où avez-vous pris cela  ? - Sous le poirier dans le champ à côté. Elles étaient tombées. Bien sûr, on peut ramasser quelques fruits tombés, mais pas tout un panier ! Elles sont à la mère Favreau. Vous allez les lui porter en lui disant : « Excusez-nous. On ne savait pas que c'était à vous ». Je ne veux pas que les gens puissent dire que vous allez « rapiner dans les champs ». Et nous sommes allés, oreille basse... chez Mme Favreau  !
Mais il y avait des besognes beaucoup moins drôles et même répugnantes, dont on nous chargeait parce que ce n'était pas fatiguant  !!
On assistait parfois à une invasion subite d'insectes : hannetons, doryphores, chenilles... En quelques jours il dévoraient tout : arbres, pommes de terre, choux...
En ce temps-là, il n'y avait pas d'insecticides. Catastrophe pour nous  !
À l'école, le maire faisait dire aux enfants d'employer leur jeudi à attraper les hannetons. Au début, c'était drôle, ces bêtes volantes. Certains leur mettaient un fil à la patte pour s'en amuser. Mais ces bêtes nous griffaient, nous pinçaient, et tout ce grouillement dans nos boîtes à Banania (dont il fallait vite refermer le couvercle) nous dégoûtait. Nous déposions nos boîtes pleines à la mairie.
Même chose pour les doryphores, plus petits, mais tout aussi dégoûtants et redoutables sur les pommes de terre. Comme les hannetons, ils finissaient dans le feu.
Le pire, c'étaient les chenilles vertes sur les feuilles des grands choux ! On les entendait grignoter... Alors là nous avions ordre de les « écrabouiller » sur les feuilles. Quelle horreur ! Maman nous prêtait de vieux gants (il n'y avait alors ni bottes, ni gants de caoutchouc... ni imperméables) mais il ne nous protégeaient guère de ce jus infecte, répugnant ! Il y en avait  ! Il y en avait  !...
Un jour Argoulon apporta deux superbes et énormes papillons. Il les mit dans la volière aux tourterelles. Mauvaise idée ! Peu après, il y avait une invasion de superbes et énormes chenilles vertes à points rouges, aussi belles que les papillons !… Comment mes parents s'en sont-ils débarrassés  ??

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Autre corvées. (?)
Parfois, pour vendre un cheval à un client, papa était obligé d'en reprendre un autre, un vieux souvent (et les paysans étaient tristes de se défaire de leur fidèle serviteur, surtout en sachant que papa l'enverrait « à la boucherie » à Vaugirard... Oui, c'était triste ).
Mais un jour pour « faire affaire », papa ramène à la maison un poney roux, pas beau, avec une queue courte. « Jusqu'à ce que je trouve un acheteur, dit papa, ce cheval-là doit sortir tous les jours, au moins une demi-heure. Les enfants, vous vous en chargez. Sa bride et sa selle sont dans la chambre aux harnais ». Oh ! Misère !... monter sur un petit cheval, c'était drôle, mais trotter autour de Louresse, devant tout le monde, je me sentais tellement ridicule ! Bernard venait avec moi en vélo et nous échangions nos « montures » au cours de la randonnée quotidienne.
Un jour, ainsi « montés », nous décidâmes d'aller à Ambillou, porter des chaussures chez le cordonnier. Mal nous en prit !! A Grenette, au niveau du ruisseau, le bidet refusa tout net d'avancer ! Bernard grimpe en selle. Rien à faire. Je le fouette avec une branche. Impossible. Nous décidons de faire demi-tour, pas fiers du tout car papa est à la maison. Évidemment, ça n'a pas marché  : « Retournez ! Je vous suis en voiture ! ». Eh bien ! A Grenette, même sous le fouet, le cheval n'a jamais voulu passer. (pourquoi  ?? bruit de l'eau  ??). Ce fut un vrai rodéo pour le pauvre Bernard !! Rentrez, dit papa qui ne tenait pas à ce que nous ayons un accident... Ensuite, le dit cheval ne resta pas longtemps à la maison  ! Ouf  ! Le pauvre a sans doute été embarqué pour Vaugirard...
Une autre fois, c'était un âne, un joli petit âne gris, avec une croix noire sur le dos. Il était mignon et gentil, mais capricieux... Nous aimions jouer avec lui. Un jour un ami de papa vient déjeuner avec son garçon. « Allez donc faire un tour avec l'âne » dit papa à la fin du repas. Youpi ! Nous voilà partis. Chacun à son tour monte à cru sur son dos. Mais voilà qu’au moment précis où j'étais dessus, l'âne avise un tas de sable au bord de la route et, avec jubilation. Hihan ! Hihan ! Il se roule dedans ! Pauvre de moi, éjectée d'un coup de reins. « Pas de mal ? Non, merci, ça va ». Mais... où est l'âne ? Il est là-bas, galopant, libre et heureux. Nous courons tous, nous l'appelons, mais plus nous courons plus il court ! Pas question de rentrer à la maison sans maître Aliboron !!... Il nous entraîne jusqu'à Launay où, Dieu merci, quelqu'un l'attrape et nous le rend. Nous rentrons, rouges, essoufflés, mais tenant ferme le baudet !
Nous avons bien aimé aussi un autre petit animal, un cabri, un adorable petit chevreau gris qu'on avait appelé Ketty. Il courait avec nous dans la cour, sautait, très familier... sautait trop bien en vérité. Car un jour d'été où la fenêtre de la cuisine était ouverte il a sauté... dans la soupière brûlante, sur la table et maman fut ébouillantée !... Ketty a vite disparu !
( Pendant la guerre, papa nous offrira un charmant petit attelage  : léger cabriolet d'osier et petite jument « pie », rouge et blanche, mignonne et docile Poupette. Nous faisions des kilomètres avec elle ! Un jour elle a glissé, est tombée sur les genoux. La plaie à cicatrisé mais la trace est restée. « Genou couronné, cheval taré ». Ça, papa ne supportait pas ! Quand nous sommes revenus en vacances, il n'y avait plus de Poupette... J'ai pleuré...).

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