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À table.
Chacun avait sa place attitrée. (cf. plan). Papa face à
la porte, le dos au buffet. Anne à sa droite, moi à
sa gauche puis maman, puis Bernard, puis Yvonne ou Andrée.
A droite dAnne, Argoulon, puis deux commis. Restait une
place éventuelle pour un client ou un journalier.
Notre tenue à table était étroitement surveillée
par maman et si Bernard s'obstinait à tenir mal sa fourchette,
un petit coup de manche de couteau sur la main le rappelait à
l'ordre. Une fois, ce ne fut pas le manche mais la lame, par erreur...
Rien de grave.
Ce n'était pas facile de nous donner de « bonnes
manières » quand nous étions en compagnie
des rustiques commis. Yvonne ou Andrée profitait comme
nous des conseils affectueux de maman. Mais les « gars »
sortaient du fin fond de leur campagne ! On en a vu défiler
de toutes sortes !! Et ce n'était pas forcément
appétissant de manger avec eux. Ils ne se lavaient guère,
ne se rasaient que le dimanche. Certains avaient des poux, d'autres
de l'eczéma, d'autres « chiquaient »
( l'un d'eux mettait même sa chique au fond de sa casquette
le temps du repas !). Chacun avait son couteau de poche et beaucoup
préféraient mettre le morceau de viande sur leur
quignon de pain et couper les bouchées avec leur couteau,
plutôt que l'utiliser fourchette et assiette ! Ils
y venaient doucement, faisant comme les autres... Ils épongeaient
bien soupe ou sauce avec de grosses bouchées de mie et
à la fin du repas, ramassaient les miettes sur la table
et se les envoyaient d'un coup dans la bouche. Il ne fallait rien
perdre. Chacun savait le prix de la moindre nourriture. Ils fermaient
leur couteau, se servaient un dernier verre de « demi-vin »,
( en fait 2/3 de vin et 1/3 d'eau) puis se levaient de table,
après avoir reçu les instructions du «patron»
pour l'après-midi.
« Les gars » s'appliquaient à mastiquer,
parlaient peu, sauf Argoulon, qui savait toujours toutes les nouvelles
du coin et qui méritait les yeux noirs de maman quand il
s'aventurait dans des récits scabreux. Toute sa vie, domestique
chez mes parents, il était vraiment de la famille, homme
de confiance, mais prenait parfois un peu trop de libertés.
Surtout, ne pas le confondre avec les autres « commis »,
dont certains pourtant étaient propres, sympathiques et
d'agréable compagnie.
L'heure des repas était sacrée. Quand l'angélus
sonnait à midi, maman devait mettre la soupe sur la table.
Pas question de faire perdre 10 minutes du temps précieux
« des hommes ». Ayant calculé le
temps nécessaire pour rentrer des champs, ils étaient
là à midi (heure solaire = « ancienne
heure ») grattaient leurs sabots ou caramboles, se
lavaient les mains au petit « lave-mains »
démail blanc accroché à l'entrée
de la cuisine en compagnie d'un grand « essuie-mains »...
entraient en enlevant leur casquette... sasseyaient à
califourchon sur un tabouret à leur place.
A 13 h, il repartaient au travail, qui avec un tombereau ou une
charrette, ou une charrue, qui avec une pioche, chacun sachant
exactement ce qu'il avait à faire et combien de temps cela
lui prendrait...