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La cuisine
C'était le cur de la maison. Mais elle était
bien vieille et bien rustique
La salle à manger, dont les deux fenêtres donnaient
sur la rue, avec ses meubles Henry II, briquée, astiquée,
riche du piano, d'un tapis, de deux portraits « d'ancêtres » :
la grand-mère Marguerite Courjaret-Morisseau et le juge
Gabriel Chénuau, la salle à manger donc était
réservée aux grandes occasions, quand maman sortait
ses jolies porcelaines. L'entrée nous était pratiquement
interdite, à cause du parquet ciré, sauf pour le
piano
Le bureau cimenté était le domaine de papa et de
ses papiers. C'est là que maman faisait entrer les clients
de marque, Monsieur le Marquis quand il venait voir grand-père
Benjamin, des étrangers de passage. Papa y passait de longues
heures à discuter devant un verre de rouge ou de Layon,
quand par hasard il était là
Le compteur électrique
était là aussi, près du grand buffet où
attendaient les réserves de confitures. Enfin, dans le
bureau, la redoutable porte du billard ! Et « sous
l'escalier » sommeillaient les objets d'usage peu courant,
dont la balance Robertval, avec ses plateaux de cuivre, celle
de grand-mère Lucie-épicière, qu'on sortait
pour les confitures, ou pour peser un beau gibier.
Mais tout l'essentiel de la vie courante se passait à la
cuisine au beau milieu de laquelle trônait une grande table
ronde. Au fond, un buffet bas avec une pile de journaux et une
corbeille de pommes dessus. A droite la grande cheminée
où, été comme hiver, maman faisait la cuisine.
Sous la fenêtre qui ouvrait sur la cour, une table rectangulaire
au bout de laquelle grand-père Benjamin « siégeait »,
sans embarrasser ses petites filles. C'était aussi le plan
de travail de maman, car il fallait toujours garder propre la
table ronde. Quelqu'un pouvait se présenter à chaque
instant et « prendre un verre ». C'est sur
cette table ronde, au milieu du va-et-vient et du brouhaha des
conversations que nous faisions nos devoirs du soir
sans
problème !...
Derrière la porte, une longue planche dans une zone d'ombre.
Essentiellement, sur cette planche, le seau d'eau (avec le « godet »),
des cuvettes, bassines, les bouteilles (restes de bon vin pour
les clients, « demi-vin » pour les commis),
et les verres. Car chacun trouvait son verre propre le matin,
bien spécifique, et le gardait pour toute la journée
Adossée à l'alcôve dans le passage vers la
buanderie, une petite table avec un « fourneau à
pétrole ».
Une seule lumière dans cette vaste pièce, une ampoule
au-dessus de la table surmontée d'un abat-jour en porcelaine
blanche, et munie d'un système (un peson), qui permettait
d'abaisser ou remonter la lumière. Les pannes d'électricité
étaient alors nombreuses et une précieuse lampe
à pétrole restait toujours à portée
de la main.
Au sol, un très vieux carrelage rose décoloré,
cabossé, rapiécé, absorbant vin et graisse,
que ma pauvre maman avait une peine folle à garder à
peu près propre, le lavant « à grande
eau » le samedi soir, balayant « la place »
dix fois par jour
Mais gamins, commis, clients et chiens
avaient tôt fait de rapporter sous leurs pieds sable et
boue !
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La cuisine (suite)
Laver cette cuisine était une vraie corvée. Quand
papa s'attardait à Saumur le samedi soir, que les commis,
la semaine terminée, étaient partis en goguette,
que nous étions couchés, maman grimpait les tabourets
sur les tables (pas de chaises dans la cuisine, mais les tabourets
paillés de la buvette de grand-mère Lucie, qu'on
glissait dans la journée sous les deux tables) et empoignait
son balai de millet. Elle allait chercher à la buanderie
deux grands seaux de « lessis » (eau avec
cristaux de soude dans laquelle le linge avait « bouilli »)
le jetait sur le carreau et frottait, frottait, là où
elle avait repéré des tâches. Puis elle jetait
ce « lessis » dehors avec son balai. Ensuite
elle rinçait deux fois avec de grands seaux d'eau claire
quelle allait dans le noir chercher à la pompe. L'ultime
problème était de pousser cette eau dehors, au maximum,
et il y en avait toujours qui restait dans les trous du carrelage.
Maman tentait de l'éponger avec des morceaux de vieux draps,
mais l'ensemble mettait longtemps à sécher ! Pourvu
que personne ne marche trop tôt ! Tout serait à recommencer...
Oui, c'était une pièce difficile à entretenir,
avec la poussière du feu de cheminée, avec les araignées
dans les poutres, avec les chats, avec les serins, avec les bougeoirs
de cuivre qui devaient briller, avec les boîtes de Banania
« Y a bon Banania » qui contenaient sucre,
farine, tapioca, vermicelles etc... Sur la cheminée, avec
nos tirelires en forme de pingouins (pourquoi ??) qui trônaient
aussi là-haut, avec les éternelles mouches sur l'ampoule,
sur les vitres, quon tentait de prendre l'été
avec des « papiers collants » qui pendaient
au-dessus de la table (et leur bourdonnement désespéré
d'insectes captifs était insupportable, mais... il n'y
avait pas d'insecticide !), avec les marmites noires qui
chauffaient en permanence dans la cheminée, avec souvent
les taches de vin sur la toile cirée...
C'était à la cuisine bien sûr quYvonne
où Andrée faisait la vaisselle après les
repas, dans une bassine au bout de la table rectangulaire, sans
détergent (ça n'existait pas). L'eau était
de plus en plus grasse. Il fallait commencer par les verres, puis
les assiettes, puis les couverts, puis les plats et casseroles,
en terminant par ceux qui avaient le fond tout noir. Et miracle !
Tout était propre et brillant !...
Comme c'était la seule « pièce à
feu », après « souper »
maman sy attardait pour raccommoder, tricoter. Et je me
vois, après le décès de mes grands-pères,
alors que nous avions réintégré notre chambre,
je me vois, après le départ d'Anne en pension (j'avais
9 ans), n'arrivant pas à dormir sans elle près de
moi, je me vois sortir du lit, sortir pieds nus dans la cour,
dans la nuit, pour voir à travers la fenêtre de la
cuisine, si maman était bien là, auprès de
la cheminée... Oui elle était bien là !
Je pouvais dormir en paix. Parfois, la nuit, dans la chambre,
je me glissais jusqu'à elle près de son lit, lui
caressais la joue : « Maman je n'arrive pas à
dormir ». « Mais si, regarde on est
là, papa dort, tout va bien. Retourne te coucher. Laisse
la porte entrouverte. Et je m'endormais en les entendant respirer...
Bernard, lui, dormait du sommeil du juste !
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