Page 14


La cuisine
C'était le cœur de la maison. Mais elle était bien vieille et bien rustique…
La salle à manger, dont les deux fenêtres donnaient sur la rue, avec ses meubles Henry II, briquée, astiquée, riche du piano, d'un tapis, de deux portraits « d'ancêtres » : la grand-mère Marguerite Courjaret-Morisseau et le juge Gabriel Chénuau, la salle à manger donc était réservée aux grandes occasions, quand maman sortait ses jolies porcelaines. L'entrée nous était pratiquement interdite, à cause du parquet ciré, sauf pour le piano…
Le bureau cimenté était le domaine de papa et de ses papiers. C'est là que maman faisait entrer les clients de marque, Monsieur le Marquis quand il venait voir grand-père Benjamin, des étrangers de passage. Papa y passait de longues heures à discuter devant un verre de rouge ou de Layon, quand par hasard il était là… Le compteur électrique était là aussi, près du grand buffet où attendaient les réserves de confitures. Enfin, dans le bureau, la redoutable porte du billard ! Et « sous l'escalier » sommeillaient les objets d'usage peu courant, dont la balance Robertval, avec ses plateaux de cuivre, celle de grand-mère Lucie-épicière, qu'on sortait pour les confitures, ou pour peser un beau gibier.
Mais tout l'essentiel de la vie courante se passait à la cuisine au beau milieu de laquelle trônait une grande table ronde. Au fond, un buffet bas avec une pile de journaux et une corbeille de pommes dessus. A droite la grande cheminée où, été comme hiver, maman faisait la cuisine. Sous la fenêtre qui ouvrait sur la cour, une table rectangulaire au bout de laquelle grand-père Benjamin « siégeait », sans embarrasser ses petites filles. C'était aussi le plan de travail de maman, car il fallait toujours garder propre la table ronde. Quelqu'un pouvait se présenter à chaque instant et « prendre un verre ». C'est sur cette table ronde, au milieu du va-et-vient et du brouhaha des conversations que nous faisions nos devoirs du soir… sans problème !...
Derrière la porte, une longue planche dans une zone d'ombre. Essentiellement, sur cette planche, le seau d'eau (avec le « godet »), des cuvettes, bassines, les bouteilles (restes de bon vin pour les clients, « demi-vin » pour les commis), et les verres. Car chacun trouvait son verre propre le matin, bien spécifique, et le gardait pour toute la journée… Adossée à l'alcôve dans le passage vers la buanderie, une petite table avec un « fourneau à pétrole ».
Une seule lumière dans cette vaste pièce, une ampoule au-dessus de la table surmontée d'un abat-jour en porcelaine blanche, et munie d'un système (un peson), qui permettait d'abaisser ou remonter la lumière. Les pannes d'électricité étaient alors nombreuses et une précieuse lampe à pétrole restait toujours à portée de la main.
Au sol, un très vieux carrelage rose décoloré, cabossé, rapiécé, absorbant vin et graisse, que ma pauvre maman avait une peine folle à garder à peu près propre, le lavant « à grande eau » le samedi soir, balayant « la place » dix fois par jour… Mais gamins, commis, clients et chiens avaient tôt fait de rapporter sous leurs pieds sable et boue !

______________________________________________________________________________

Page 15


La cuisine (suite)
Laver cette cuisine était une vraie corvée. Quand papa s'attardait à Saumur le samedi soir, que les commis, la semaine terminée, étaient partis en  goguette, que nous étions couchés, maman grimpait les tabourets sur les tables (pas de chaises dans la cuisine, mais les tabourets paillés de la buvette de grand-mère Lucie, qu'on glissait dans la journée sous les deux tables) et empoignait son balai de millet. Elle allait chercher à la buanderie deux grands seaux de « lessis » (eau avec cristaux de soude dans laquelle le linge avait « bouilli ») le jetait sur le carreau et frottait, frottait, là où elle avait repéré des tâches. Puis elle jetait ce « lessis » dehors avec son balai. Ensuite elle rinçait deux fois avec de grands seaux d'eau claire qu’elle allait dans le noir chercher à la pompe. L'ultime problème était de pousser cette eau dehors, au maximum, et il y en avait toujours qui restait dans les trous du carrelage. Maman tentait de l'éponger avec des morceaux de vieux draps, mais l'ensemble mettait longtemps à sécher ! Pourvu que personne ne marche trop tôt ! Tout serait à recommencer...
Oui, c'était une pièce difficile à entretenir, avec la poussière du feu de cheminée, avec les araignées dans les poutres, avec les chats, avec les serins, avec les bougeoirs de cuivre qui devaient briller, avec les boîtes de Banania « Y a bon Banania » qui contenaient sucre, farine, tapioca, vermicelles etc... Sur la cheminée, avec nos tirelires en forme de pingouins (pourquoi ??) qui trônaient aussi là-haut, avec les éternelles mouches sur l'ampoule, sur les vitres, qu’on tentait de prendre l'été avec des « papiers collants » qui pendaient au-dessus de la table (et leur bourdonnement désespéré d'insectes captifs était insupportable, mais... il n'y avait pas d'insecticide !), avec les marmites noires qui chauffaient en permanence dans la cheminée, avec souvent les taches de vin sur la toile cirée...
C'était à la cuisine bien sûr qu’Yvonne où Andrée faisait la vaisselle après les repas, dans une bassine au bout de la table rectangulaire, sans détergent (ça n'existait pas). L'eau était de plus en plus grasse. Il fallait commencer par les verres, puis les assiettes, puis les couverts, puis les plats et casseroles, en terminant par ceux qui avaient le fond tout noir. Et miracle ! Tout était propre et brillant !...
Comme c'était la seule « pièce à feu », après « souper » maman s’y attardait pour raccommoder, tricoter. Et je me vois, après le décès de mes grands-pères, alors que nous avions réintégré notre chambre, je me vois, après le départ d'Anne en pension (j'avais 9 ans), n'arrivant pas à dormir sans elle près de moi, je me vois sortir du lit, sortir pieds nus dans la cour, dans la nuit, pour voir à travers la fenêtre de la cuisine, si maman était bien là, auprès de la cheminée... Oui elle était bien là ! Je pouvais dormir en paix. Parfois, la nuit, dans la chambre, je me glissais jusqu'à elle près de son lit, lui caressais la joue : « Maman je n'arrive pas à dormir ». « Mais si, regarde on est là, papa dort, tout va bien. Retourne te coucher. Laisse la porte entrouverte. Et je m'endormais en les entendant respirer... Bernard, lui, dormait du sommeil du juste !

______________________________________________________________________________

Page suivante

Retour page titre