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Grand-père Charles
Oui, nous avons connu et aimé nos deux arrières-grands-pères, mais pas une grand’mère et un seul grand-père. En effet la mère de maman est morte à 42 ans en 1922 et son père en 1926. La mère de papa, né Lucie Jaunault, est décédée rapidement aussi d'un cancer du sein. Elle tenait une épicerie, mercerie, buvette dès avant de se marier, avec billard s'il vous plaît ! Je ne peux me rappeler aucun de ces trois ancêtres et le regrette. Maman aimait beaucoup sa belle-mère, grande femme accorte et serviable. Mais c’est grand-père Charles qui est resté.
Il était venu s'installer dans la maison de sa Lucie-épicière et vendait des chevaux tandis qu'elle pesait du sucre ou mesurait des dentelles…
C'était un grand homme, carré, sec et noueux. Pieds immenses. Cheveux en brosse. Il louchait… Sa force était légendaire : il soulevait des sacs de blé de 100 kilos, remuait des barriques pleines. Et son caractère rude ajoutait à sa réputation, réputation que d'ailleurs il entretenait en se faisant suivre d'un gros chien noir « Pompon » dont le collier à clous pointus décourageait tous les compères du coin. Suivait aussi grand-père dans sa cour, un vieux canard d'Inde boiteux et à demi déplumé qui avait même ses entrées dans la cuisine, au grand dam de Lucie mais… malheur à qui aurait touché au canard sacré. Malheur aussi à qui osait lui dire qu'un de ses chevaux était ceci ou cela. Le client s'entendait répliquer : « Si vous étiez seulement aussi bien foutu que mon cheval vous seriez plus beau ! »… C'était un tendre bourru. Sa femme faisait de lui ce qu'elle voulait et il aimait les siens. Mais il ne fallait surtout pas le montrer ! Il aimait la compagnie de Bernard, le petit-fils de 4-5 ans, qu'il emmenait volontiers dans son jardin cueillir des « groseilles à maquereau », ou encore dans sa cave, goûter le vin nouveau. Pauvre Bernard ! Un jour il goûta un peu trop !!
Grand-père avait acheté une maison près du café-tabac, pour s’y retirer au moment du mariage de son fils, lui laissant la vieille maison avec écuries, dépendances, greniers… Mais le moment venu, il ne voulait plus partir ! Papa (m'a-t-on dit) profitant d'une absence de son père, porta son lit et ses meubles dans sa nouvelle maison. On peut imaginer la scène au retour !!
Il est vrai que ce pauvre bourru n'était pas toujours aimable avec sa jeune belle-fille qui, lorsqu'elle le saluait le matin, s’entendait répondre : « J'ai pas besoin de vos bonjours »… Et pourtant il l'estimait et l'appréciait au point que pendant ses trois ans et demi de paralysie il ne voulait être soigné que par elle. Elle l'a soigné, il est vrai, de tout son cœur, mais avec beaucoup de peine : comment déplacer, tourner dans son lit, asseoir ce grand corps raide et lourd ? Comment, malgré tant d'efforts, ne pas mécontenter ce sexagénaire dont on ne comprend plus la parole ? Il a soif, on lui apporte une bûche pour son feu. Il a faim, on lui apporte de l'eau… il était malheureux.
Nous, ses petits-enfants, à qui il donnait régulièrement une belle pièce de 5 francs en argent, à l'effigie de Louis XVI ou Louis-Philippe ou Napoléon III, lorsque nous venions lui souhaiter la Bonne Année… Nous, nous en avions un peu peur. Quand on pouvait encore l'amener à la cuisine pour l’asseoir dans son grand fauteuil devant le feu, nous redoutions de nous trouver seuls avec lui, sûrs de ne pas comprendre ce qu'il désirait et d'être menacés de sa grosse canne, qu'il gardait accrochée à son fauteuil, à portée de sa main droite encore valide.
Combien nous préférions être avec grand-père Benjamin, « éplucher » ou jouer avec lui, rire, sous les yeux du pauvre grand-père Charles qui ne pouvait pas ignorer la préférence et ne pas en souffrir… Aujourd'hui, je regrette profondément.
À la fin, il ne se levait plus. Son dos était plein d'escarres. Une sœur de Doué venait aider maman à le soigner. Il n'était plus que gémissements. C'est alors que maman le voyant s’affaiblir nous envoya tous les trois à la messe le jour de la Saint Joseph, demander que grand-père accepte de voir un prêtre avant de mourir. Quelques jours plus tard, c'est ce qu'il demandait de lui-même, d'où ma confiance en Saint Joseph. (1934).

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Ce grand-père bourru, peu démonstratif, avait le souci de son village. Aussi bien en 1925, année de ma naissance, décida-t-il de disposer d'une vieille maison Renault pour y installer une « société » pour les jeunes. Il y en avait déjà une « en bas » du bourg, mais il en mit en route une deuxième, et fit ajouter à la vieille maison une salle de billard et construire un jeu de « boules de fort ». C’est l'entreprise Gautier de Martigné qui se chargea de la construction. Les jeunes gars du pays, avec papa (30 ans) faisaient la navette entre Louresse et Martigné, avec chevaux et tombereaux, pour apporter les matériaux. Ainsi naquit la « Société de la Nouvelle Patrie ». Quand on passait devant les grilles, le dimanche surtout, on entendait le bruit joyeux des voix d'hommes, le bruit métallique des palets… En étant « sages », nous avions le droit d'aller regarder les boules de fort rouler de droite à gauche dans le berceau si doux et lisse de la fosse. Spectacle fascinant ! Regarder aussi les jolies boules blanches et rouges qui se heurtaient sur le tapis vert, et les joueurs de cartes qui s’excitaient et tapaient sur les tables, faisant rebondir leurs verres de rouge. Ambiance de jeux, de récréation, de détente, d'amitié masculine, que nous aimions surprendre quand maman nous disait : « Allez à la société dire à papa qu'un client l'attend ».

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